Le Magicien sur la passerelle : génération réenchantée

« Te souviens-tu du magicien ? » Telle est la question que le narrateur du Magicien sur la passerelle (天橋上的魔術師) pose à ceux qui, comme lui, ont grandi dans l’ancien marché de Chunghua (中華商場) (1), à Taipei, un ensemble de bâtiments abritant commerces et logements construit en 1961 près de l’ancienne porte occidentale de la ville, et rasé 31 ans plus tard. S’ensuit une collection de récits où revient l’étrange figure d’un magicien réalisant ses tours sur l’une des passerelles qui reliaient entre eux les différents bâtiments du marché. De la simple illusion, dont le magicien vendait les trucs aux enfants du marché, mais aussi de la « magie réelle » faisant s’animer un petit bonhomme en papier noir, métamorphosant en clé une pince de pantalon, ou transformant le dessin d’un poisson en un animal bien vivant.

La magie qui parcourt ces histoires se révèle parfois inquiétante, comme lorsqu’elle s’empare d’un jeu d’enfants (des numéros d’étages griffonnés sur le mur d’un cabinet de toilettes ainsi transformé en « ascenseur ») pour faire disparaître pendant plusieurs mois un jeune garçon. Mais elle s’inscrit dans une réalité taïwanaise déjà fortement marquée par la présence du surnaturel, depuis l’art divinatoire pratiqué par l’un des voisins du narrateur (« Le Poisson rouge de Teresa » 金魚), jusqu’aux lions de pierre gardant les temples et qui viennent hanter les rêves de ceux ayant enfreint un tabou religieux (« De quoi se souviennent les lions de pierre » 石獅子會記得哪些事). Surtout, elle reste indissociable du regard porté par les enfants d’alors sur ce marché-monde qui les entoure.

Car si la magie est convoquée, c’est pour recréer un monde disparu. « Dans mon esprit, dit le narrateur, l’existence du magicien, c’était l’existence de la passerelle. Sans magicien, pas de passerelle, sans passerelle, le marché était disloqué, et ce n’était donc plus le marché » (« Le Magicien sous l’arbre à pluie » 雨豆樹下的魔術師).

1961年4月22日(原載於中央日報,國家文化資料庫存檔).jpg 的副本

Le marché de Chunghua en 1961. (Photo parue à l’origine dans le quotidien Central Daily News 中央日報. Archives du Répertoire national du patrimoine culturel 國家文化資料庫)

Ce marché, dont l’allure générale est restée dans la mémoire des Taïwanais tant il représenta à sa création la quintessence de la modernité, Wu Ming-yi (吳明益) en a fait l’un des principaux « lieux » de son écriture. On le retrouve notamment dans l’une des nouvelles du recueil Hu Ye (虎爺 « Maître tigre », 2003, non traduit) et dans le roman Les lignes de navigation du sommeil (睡眠的航線, traduction française : You Feng, 2012). Sa reconstitution au fil des pages n’est pas seulement méticuleuse, à l’image de la maquette réalisée par A-k’a dans la nouvelle « La lumière est comme l’eau » (流光似水), mais aussi pleine de vie : elle fait revivre la saveur des petits plats, les bruits s’échappant des échoppes, les difficultés du quotidien, les jeux, les rêves d’une époque, les drames aussi. « Un monde de somnambules », en quelque sorte.

Les souvenirs d’enfance sont le matériau de ces histoires. « Les histoires, dit le narrateur, ne sont jamais tout à fait des souvenirs, les souvenirs sont des objets fragiles qu’il nous faut aimer et protéger, mais pas les histoires. Les histoires, elles sont en argile, elles naissent là où les souvenirs ne poussent pas… (…) C’est seulement quand l’oubli s’entremêle avec la mémoire que les souvenirs méritent de devenir des histoires. » (Le magicien sous l’arbre à pluie 雨豆樹下的魔術師).

Comme il l’avait fait avec Les lignes de navigation du sommeil ou L’Homme aux yeux à facettes (複眼人, traduction française : Stock, 2014), Wu Ming-yi adopte ici un dispositif permettant de multiplier les points de vue, à l’image des « yeux de caméléon » du magicien « semblant pouvoir regarder deux endroits à la fois ». Chaque nouvelle peut être lue de manière indépendante mais l’ensemble forme un quasi-roman (ou un roman hypothétique, celui préparé par le narrateur et dont les premières lignes ne sont dévoilées qu’à la fin de l’ouvrage).

Le marché apparaît donc tout à la fois polymorphe (chaque locuteur en a gardé un souvenir distinct) et cohérent : reliés par les passerelles, les bâtiments forment un monde presque autosuffisant et grouillant de vie. Les histoires du Magicien sur la passerelle ont beau être situées dans un cadre urbain, on y trouve d’ailleurs de nombreux animaux (des capucins damiers, un poisson rouge, des chats, un zèbre, sans parler du lion de pierre…), et Wu Ming-yi semble bien traiter le marché comme un véritable écosystème.

Cette multiplication des points de vue ne sert pas seulement à recréer un monde éteint. En s’adressant à ses anciens camarades ou connaissances, le narrateur recueille certes leurs souvenirs à propos du marché – lesquels n’ont d’ailleurs pas tous trait au magicien – mais il évoque aussi, par ricochet, le destin d’une génération dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne cède plus à l’enchantement. Il en va ainsi du destin tragique de Mark (« Le 99e étage » 九十九樓), de l’isolement de Corbeau (« Un éléphant sous un rai de lumière poussiéreux d’une ruelle » 一頭大象在日光朦朧的街道), ou de la vie « triste et maussade » de l’ancien camarade de Teresa (« Le Poisson rouge de Teresa » 金魚) qui avoue : « Je n’avais pas l’intention de fonder une famille ».

Avec ces récits où la magie des souvenirs permet de recréer un peu de la candeur enfantine qui peuplait le marché, Wu Ming-yi retient un monde menacé d’oubli. La traduction de Gwennaël Gaffric en saisit toutes les nuances. Au-delà d’une évidente nostalgie, on y lit une invitation à poursuivre la rêverie, à accepter l’étrange, à réenchanter nos vies. L’auteur s’adresse à tous les lecteurs de sa génération et leur pose à leur tour cette question : « Te souviens-tu du magicien ? »

Pierre-Yves Baubry


(1) On reprend ici la transcription Chunghua choisie par Gwennaël Gaffric, le traducteur du Magicien sur la passerelle. Les transcriptions Chunghwa et Zhonghua existent aussi.

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