Li Ang : « J’essaie de créer une histoire taïwanaise »

Li Ang

Li Ang.

Li Ang [李昂] s’est fait connaître avec le roman Tuer son mari [殺夫 Sha Fu], publié dans les années 1980 à Taïwan. En France, sa première traduction a été diffusée en 1992 sous le titre La Femme du boucher. Deux autres de ses romans ont été publiés en français : Le Jardin des égarements [迷園 Mi Yuan] en 2003, et Nuit obscure [暗夜 An Ye] en 2004. La même année, une nouvelle traduction de Sha Fu paraissait sous le titre Tuer son mari, ainsi qu’une nouvelle, « Pour un bol de nouilles au bœuf » [牛肉麵 Niurou Mian], publiée dans l’ouvrage : Alibis. Dialogues littéraires franco-chinois. Cette nouvelle sera mise en scène par le Théâtre de l’Opprimé trois ans plus tard. Avant cela, la nouvelle « Une salle funéraire déserte » [空白的靈堂 Kongbai De Lingtang] avait également été traduite en français. En 2004, le Ministère français de la Culture a attribué à Li Ang le grade de Chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres.

Dans une interview publiée par le magazine Taiwan Panorama, Fujii Shozo [藤井省三], le traducteur japonais de vos œuvres, affirme que dans les années 1980, la littérature taïwanaise ne se distinguait pas vraiment de celle des pays occidentaux. Cependant, son point de vue a changé à la lecture de Tuer son mari, le roman qui vous a fait connaître à l’étranger. Selon vous, donc, qu’est-ce qui a démarqué votre œuvre dans les années 1980 ?

sha Fu

La couverture de l’édition taïwanaise originale de « Tuer son mari ».

Une première originalité par rapport à la littérature taïwanaise de l’époque est le thème traité lui-même. Dans Tuer son mari, je parle de quelque chose d’assez tabou à l’époque : le sexe, le sadomasochisme et les violences sexuelles au sein du couple. Ces thèmes n’étaient pas abordés du tout par les autres auteurs taïwanais. Il faut se rappeler que dans les années 80, Taïwan vivait encore sous la loi martiale, et donc des sujets comme la politique ou le sexe étaient non seulement tabous dans les mentalités, mais aussi censurés par le gouvernement.

D’autre part, ma façon de traiter ces sujets tabous comme la violence domestique ou la violence sexuelle, d’une façon si directe, si claire, si forte… je pense pouvoir dire non sans un peu de fierté que c’était certainement une première dans la littérature taïwanaise.

En ce qui concerne le monde littéraire sinophone à l’époque, la Chine continentale était encore plus fermée que Taïwan : les auteurs y avaient interdiction absolue d’aborder ces sujets tabous. Et c’était encore davantage le cas à Hongkong et à Singapour. Pour un auteur taïwanais, pouvoir écrire sur ces sujets et défier les limites de la création était quelque chose d’inédit, et donc de choquant pour les cercles littéraires des pays sinophones, mais aussi pour tous les lecteurs sinophones ailleurs dans le monde…

Est-ce que cela a contribué à libérer les nouvelles générations d’auteurs taïwanais?

Non. Ou plutôt, il y a eu un effet, mais à retardement. Tuer son mari a été publié en 1982 mais il a fallu attendre les années 1990, soit après la levée de la loi martiale, pour voir d’autres auteurs écrire sur des sujets tabous ou interdits. Je pense donc que ce livre a eu un impact, mais peut-être sur la génération d’après.

Une chercheuse chinoise en littérature m’a dit un jour que c’est seulement après que le public chinois a pu lire Tuer son mari que les descriptions des scènes sexuelles dans la littérature chinoise sont devenues « sonores. » Auparavant, les auteurs décrivaient des mouvements, mais ces scènes étaient toujours muettes.

Vos livres ont souvent choqué mais il y est aussi question de la mémoire, de l’histoire, de l’identité de Taïwan…

Mi Yuan

La couverture de l’édition taïwanaise du Jardin des sentiments.

Effectivement. A travers mon œuvre, j’ai essayé de contribuer à la construction d’une littérature taïwanaise à part entière. Dans le passé, d’autres auteurs taïwanais célèbres, tel que Chen Ying-zhen [陳映真], ne considéraient pas la littérature taïwanaise comme une littérature autonome. Ils pensaient plutôt la littérature taïwanaise comme faisant partie de la littérature chinoise à Taïwan. Cependant, en tant que femme de lettres taïwanaise, je pense que la littérature taïwanaise a sans doute sa propre subjectivité.

Dans mes livres, j’essaie aussi de créer une histoire taïwanaise, laquelle ne se résume pas à l’histoire de la Chine à Taïwan. Par exemple, dans Le Jardin des égarements, j’essaie de montrer que Taïwan a une histoire à part, bien sûr en relation avec la Chine continentale, mais pas seulement. A Taïwan, avant l’arrivée des Han, il y avait des aborigènes austronésiens qui avaient un système de langues et de cultures différent de celui de la Chine, et la culture taïwanaise s’est formée avec l’apport de nombreuses autres cultures, comme celles des Anglais, des Français et des Hollandais. Cela implique différentes cultures, et pas seulement une culture chinoise.

Je veux dire clairement que Taïwan a subi plusieurs colonisations : d’abord celle des Hollandais, puis celle des Français pendant une courte période, et aussi celle des Japonais. Après 1945, Taïwan est passé sous le contrôle des nationalistes chinois du Kuomintang. Il s’agit de colonisations successives qui ont laissé leurs traces dans la vie, la culture et l’histoire de Taïwan.

Dans l’un de mes livres plus récents, Possession [附身 Fu Shen, 2011], j’associe les colonisations successives subies par Taïwan à la possession d’un corps par des esprits, un processus pendant lequel le corps de Taïwan est subtilisé par un colonisateur, ce colonisateur laissant des traces qui ne peuvent plus être effacées.

Cette position a suscité une certaine polémique dans les cercles littéraires taïwanais. Il faut comprendre en effet que les cercles littéraires à Taïwan ont longtemps été contrôlés par les auteurs venus du continent. En 1949, quand Chiang Kai-shek [蔣介石] est arrivé avec le Kuomintang, il a imposé l’usage du mandarin comme langue officielle. A cette époque-là, il y avait déjà une littérature taïwanaise mais elle était principalement écrite en japonais. Comme le japonais a subitement été interdit, ces auteurs-là ont d’un coup perdu leur moyen d’expression. Souvent, ces auteurs taïwanais ont vu leur carrière se terminer subitement. D’autres ont pu reprendre, après avoir appris le mandarin, ce qui a pris quelques années. Pendant ce temps-là, au contraire, les auteurs chinois désormais installés à Taïwan ont supplanté les auteurs taïwanais dans cette société colonisée ; ils ont dominé la littérature taïwanaise pendant plusieurs décennies, tandis que le pouvoir politique promouvait les œuvres des auteurs chinois continentaux aux dépens de la littérature locale taïwanaise.

Pour prendre un exemple un peu extrême : avant de partir étudier aux Etats-Unis, je ne connaissais pas du tout le très bon auteur taïwanais qu’est Zhong Lihe [鍾理和, aussi transcrit par Chung Li-ho]. A Taïwan, le gouvernement du Kuomintang avait effacé toute trace de cet auteur et empêché la publication de ses livres. C’est donc aux Etats-Unis que j’ai découvert cet auteur taïwanais. C’est pourquoi il est extrêmement important de retrouver nos racines littéraires taïwanaises et de pouvoir renouer avec cette tradition qui a subi une certaine rupture à un moment donné.

Je ne suis pas historienne. Je suis romancière. Mais après la publication du Jardin des égarements, nombre de chercheurs ont entrepris l’étude de ce roman en faisant appel à la notion « d’identité nationale taïwanaise ». Ils ont notamment fait le lien avec le concept d’ « Imagined Community » développé par Benedict Anderson, lequel voit la nation comme une « communauté de pensée ».

Si l’on suit votre parcours d’écrivaine, vos œuvres incluent de plus en plus d’observations historiques, notamment votre roman le plus récent : Tout le monde prend une bouchée de canne à sucre en bord de route [路邊甘蔗眾人啃 Lu Bian Ganzhe Zhongren Ken, 2014]. Outre l’objectif de bâtir une forme d’identité nationale littéraire, est-ce aussi par souci permanent de mettre à l’épreuve votre écriture ? ou est-ce que votre vision de la société vous a amené à transformer votre écriture ?

Lu Bian Ganzhe Zhongren Ken

Li Ang lors de la sortie de « Tout le monde prend une bouchée de canne à sucre en bord de route ».

Dans ce roman-là, comme je parle de l’évolution politique de Taïwan et du processus de démocratisation dans le contexte de la première alternance marquée par la victoire du Parti démocrate-progressiste en 2000, puis par son retour dans l’opposition en 2008, il était important, pour que le lecteur puisse comprendre l’intrigue, d’exposer ce contexte historique. C’est pour cela que je traite longuement de l’Histoire dans ce roman. Il faut que le lecteur comprenne ce qu’il s’est passé le 28 février 1947 à Taïwan, qu’il comprenne que les Taïwanais ont vécu pendant 50 ans sous la loi martiale, ce qui évidemment a eu un effet sur notre manière de percevoir les choses, etc. C’est comme cela que je pense pouvoir faire comprendre au lecteur ce qu’il se passe dans l’esprit des personnages.

Par exemple, sans une certaine compréhension des événements du 28 Février, d’une certaine façon, on ne comprendrait pas pourquoi les Taïwanais souhaitent tellement l’indépendance. C’est parce qu’ils ont été terrorisés par les colonisateurs qu’il y a en retour cette velléité d’indépendance. De la même façon, si l’on ne comprend pas ces événements-là, on ne comprend pas cette recherche d’une identité nationale taïwanaise.

Dans ce cas, à qui s’adressent ces livres ? S’agit-il de faire comprendre l’histoire de Taïwan aux nouvelles générations taïwanaises ou cela touche-t-il un public beaucoup plus large ?

Non, je n’ai pas en tête un lecteur particulier, qu’il soit étranger ou qu’il appartienne à une génération qui ne connaît pas l’histoire de Taïwan, parce que je sais bien que, après tout, tous les grands évènements historiques s’écoulent au fil du temps, et que je suis écrivaine et non pas historienne. Donc, le contexte historique reste un contexte, et pour ce roman-là, le rapport d’un politicien au pouvoir et à la sexualité reste le sujet principal. L’important c’est la trame, la narration. Ce contexte est là pour aider à comprendre, et non à remplacer l’histoire des personnages.

Votre écriture n’est pas toujours jugée « belle, » harmonieuse. On assiste en même temps à une évolution de votre style au cours du temps. Pourquoi ?

Dans le monde sinophone, la littérature contemporaine est très marquée, et sans doute trop, par la recherche d’une écriture ayant pour idéal la beauté, un style appelé « Belles-lettres » [美文], avec l’accumulation d’adjectifs et beaucoup de magnificence dans l’écriture. Je crois que c’est en partie une influence de Zhang Ailing [張愛玲, aussi transcrit par Eileen Chang]. Cela n’est toutefois pas la seule voie possible. Par conséquent, je recherche à présent une écriture simple, voire terne, directe, proche de la vie courante, mais en même temps un style original. C’est cela le défi. C’est quelque chose que je poursuis dans mes créations récentes.

Certains critiques établissent un parallèle entre votre vie personnelle et vos œuvres. Quelle est vraiment la part autobiographique de vos œuvres ? Y a-t-il beaucoup de Shih Shu-tuan [施淑] chez Li Ang [李] ?

Dans toute création littéraire, il y toujours l’utilisation d’expériences personnelles. On ne peut pas y échapper. Pour autant, l’auteur n’utilise pas directement sa propre histoire. L’auteur se sert de ses expériences personnelles pour créer des personnages de fiction mais il ne s’agit pas d’un plagiat de l’histoire personnelle de l’auteur. D’ailleurs, cela serait impossible. Personne n’a une vie assez riche et intéressante pour devenir un personnage romanesque.

Li Ang photographiée lors d’un événement culinaire organisé à Chiayi.

Evidemment, l’auteur est quelqu’un de très sensible donc, quand il collecte la matière qui va servir à sa création, il utilise tout ce qui passe devant ses yeux, touche ses sens, ses expériences et son imagination. Une part de soi-même est donc utilisée dans la création mais la création et la personne de l’auteur restent deux entités distinctes.

Par exemple, j’ai écrit un roman sur la gastronomie : Festin de printemps au canard mandarin [鴛鴦春膳 Yuan Yang Chun Shan, 2007]. Pour écrire ce livre, j’ai passé sept ans à essayer toutes les cuisines du monde. Je suis allée en France dans de nombreux restaurants étoilés et référencés par le guide Michelin. Mais dans le roman, on ne lira nulle part une expérience personnelle de Li Ang allant au restaurant. Ces sept années de voyages m’ont permis de collecter la matière du roman. Ce sont la reconstitution et la fusion de ces matières entre elles, auxquelles viennent s’ajouter l’imagination et la sensibilité de l’auteur, qui vont aboutir ensemble à la création du roman.

Cette recherche est-elle aussi une manière d’éprouver votre écriture, de la faire évoluer ?

Le processus est en fait inverse. Au départ, il y a l’idée de la création. Ensuite, c’est cette idée qui dirige ma manière de vivre. Quand j’ai voulu écrire l’histoire d’une femme qui tue son mari boucher, j’ai demandé à ma mère de m’emmener voir comment on tuait les cochons à l’abattoir. Quand j’ai voulu écrire sur la gastronomie, j’ai passé sept années à essayer des restaurants étoilés.

Lorsque vous avez imaginé une histoire, à quel moment décidez-vous qu’elle est achevée, à quel point vous dites-vous : « ceci mérite d’être publié » ?

Il y a une certaine dialectique dans la création. Au départ, il y a une idée simple, une question originale : faire quelque chose qui n’a pas été fait dans la littérature en mandarin. Par exemple, auparavant, quand un écrivain chinois écrivait sur la nourriture, c’était pour décrire la faim. La Chine, en particulier, a été profondément marquée par les famines lors de la Révolution culturelle et du Grand Bond en avant. Pour ma part, je n’ai pas subi cette expérience-là, donc pourquoi ne pas écrire quelque chose d’autre sur la nourriture, sur la gastronomie par exemple. J’ai alors commencé ma collecte d’expériences, lesquelles ont ensuite formé la matière de mon écriture.

Quand j’écris, je ne pense jamais au lecteur. Je ne me demande jamais si quelque chose mérite d’être lu par les lecteurs. Ce que j’écris est souvent critiqué, attaqué de toutes parts, les critiques sont souvent sulfureuses, et si je pensais au lecteur avant d’écrire je n’écrirais pas de romans. C’est mon envie d’écrire qui me pousse à explorer un sujet, à me lancer.

Face aux critiques parfois violentes dont font l’objet vos écrits, qu’est-ce qui vous pousse à continuer ?

D’une part, une certaine confiance en moi. Je sais que j’écris de la bonne littérature. D’autre part, même si je suis attaquée ou critiquée par certains membres des cercles littéraires taïwanais, j’ai aussi reçu beaucoup de reconnaissance de la part des lecteurs étrangers, ainsi que des honneurs comme l’insigne de Chevalier des Arts et des Lettres décerné par la France. Je suis peut-être aussi l’auteur taïwanais ayant le plus grand nombre de créations traduites en langues étrangères. C’est cela qui m’a poussée à continuer.

Le même phénomène se produit pour certains auteurs étrangers. Je pense notamment au romancier turc Orhan Pamuk, un lauréat du prix Nobel de littérature dont l’œuvre est très critiquée en Turquie.

Vous avez commencé à écrire très jeune. Comment avez-vous ressenti cet « appel » de la littérature ? 

J’ai commencé à écrire très tôt. Dès l’âge de 11 ou 12 ans, je savais que l’écriture m’apportais une satisfaction énorme et qu’elle serait ma voie. Plus tard, quand j’ai eu l’envie de changer de voie, je me suis rendu compte que je ne savais rien faire d’autre !

La maison d’édition Avant-gardiste [前衛出版社] a publié en 1992 une Collection des oeuvres de Li Ang [李昂集 Li Ang Ji] qui comprend la nouvelle « Les Poupées qui avaient des courbes » [有曲線的娃娃 You Quxian De Wawa], écrite en 1970. Dans cette nouvelle, les lecteurs ressentent avec un chagrin et une frustration intenses les incompréhensions subies par le personnage principal et le fait qu’il ne soit pas accepté par quelqu’un de proche. Le protagoniste tente de résoudre son problème à travers une variété de moyens, y compris « des prières toutes approfondies, libérées et originales ». Pouvez-vous parler de ce sentiment d’incompréhension et de ce chagrin immense ? Dans la vie réelle, comment faites-vous face à cet état d’esprit ? Quelle influence la formation philosophique a-t-elle sur vous à cet égard ?

L’écrivain est presque nécessairement quelqu’un qui se sent seul. La solitude, le sentiment d’incompréhension sont des conditions nécessaires à l’état d’écrivain, ce qui m’a permis de comprendre ces sentiments. Il s’agit d’un obstacle qui doit être surmonté. Ce sentiment-là ne doit pas arrêter celui qui veut faire de la littérature, sinon il ne pourra pas avancer.

La motivation ultime pour continuer à écrire est l’espoir de créer une œuvre parfaite, en tout cas meilleure que la précédente. S’améliorer permet de surmonter ce sentiment difficile.

Pour une écrivaine comme moi notamment, l’originalité est ce que je recherche avant tout. Je veux être « Li Ang la première » [李昂第一], écrire quelque chose qui n’a pas été écrit auparavant, traiter un sujet original d’une manière qui n’a jamais été utilisée. Cette voie doit être solitaire.

Au moment de créer Tuer son mari, j’avais une idée très forte en tête : le destin d’une femme sans indépendance économique pourrait ressembler à celui de l’héroïne du roman. C’était pour moi important de montrer la nécessité d’une certaine forme d’autonomie financière pour les femmes. Au cours de ma vie, j’ai vécu et j’ai été témoin de la libération des femmes à Taïwan. Je suis intimement convaincue que l’indépendance des femmes est inséparable de leur indépendance financière.

Ayant cette conviction, quand j’ai décidé d’écrire ce que j’avais envie d’écrire, et non pas pour plaire à un certain lectorat, je savais que je devrais posséder une base financière très solide, en dehors de l’écriture. Evidemment, si je dépendais financièrement des maisons d’édition et du lectorat taïwanais, je n’aurais pas osé écrire des œuvres qui brusquent et s’opposent aux valeurs établies. De ce point de vue, je suis très reconnaissante envers mon père qui, même s’il n’aime pas du tout mes romans, m’a permis dès le départ de jouir de cette indépendance financière. C’est comme cela que j’ai pu écrire des choses aussi taboues. On dit souvent de moi que je suis courageuse mais, pour être honnête, ce courage a été très bien préparé par mes parents.

Pour acquérir cette indépendance dans l’écriture, il est vraiment important de bien s’équiper à l’avance. C’est vrai que lorsque j’écris, je ne pense ni aux lecteurs, ni aux critiques.

Dans la plupart de vos livres, la relation entre les hommes et les femmes est assez frustrante. Il est difficile de trouver un accord, de se comprendre. En général, à la fin du livre, on finit seul, ou ensemble mais en fait seul. Il est difficile de mener la rencontre jusqu’au bout dans un amour égalitaire. Pourquoi aborder cette relation seulement sous l’angle de l’impossibilité ? 

Li Ang portrait 2

Li Ang.

Le drame que je décris est aussi celui de mon époque. Le Taïwan dans lequel j’ai grandi était pour les femmes une société oppressante, dans laquelle les femmes manquaient de liberté. C’est pendant ma génération que la lutte pour les libertés des femmes a débuté et que ces libertés ont commencé à être acquises. La société taïwanaise était une société patriarcale. Tous les hommes de ma génération étaient porteurs de cette idée patriarcale. Ils n’avaient, fondamentalement, aucune intention de comprendre les femmes. Ils ne considéraient pas la femme comme un égal pouvant être compris. Les hommes envisageaient les femmes uniquement suivant les rôles traditionnels d’épouse, de mère ou de fille qui leurs étaient attribués. Ce problème d’incommunicabilité, ces relations d’impossibilité, ne venaient donc pas des femmes ; c’était en fait à cause de la société patriarcale qui avait embrigadé et produit cette génération d’hommes taïwanais.

Maintenant, la société taïwanaise a changé. Les jeunes hommes taïwanais se sont en partie libérés de ce poids-là et les femmes taïwanaises ont acquis beaucoup plus d’autonomie et de liberté financière. Je pense que si aujourd’hui j’avais un petit ami âgé d’une trentaine d’années, la communication entre nous se passerait très bien ! Souvent, on voit des écrivaines taïwanaises dont le compagnon ou le conjoint est étranger. Les hommes occidentaux s’étant libérés plus tôt de cette conception patriarcale, la communication est plus facile, même si les différences culturelles peuvent créer d’autres problèmes.

Un Taïwanais accepterait difficilement d’être présenté comme le mari de Li Ang. On lui poserait tout de suite la question : « Comment se fait-il que tu n’aies pas été tué ? » Personnellement, j’ai su très tôt que le mariage n’était pas une option viable pour moi. Même si mon éventuel conjoint avait accepté que j’écrive des romans comme ceux que j’ai écrits, sa famille aurait été la source de trop d’oppositions ou d’obstacles. Entre l’écriture et le mariage, j’ai choisi. On pourrait aussi dire que je ne suis pas assez charmante pour qu’un homme m’épouse ! (rires)

Entretien réalisé à Taipei le 28 mai 2015.

Propos recueillis par Xin Yu Tan [陳歆予], David Rioton et Pierre-Yves Baubry. L’interprétation lors de l’entretien a été assurée par Christophe Chan [詹文碩]. La traduction française a ensuite été revue par les auteurs de l’entretien.

Li Ang

Li Ang (2e à d.), entourée (de g. à d.) de Christophe Chan, Pierre-Yves Baubry, David Rioton et Xin Yu Tan.

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