Sabrina Huang : « Mes nouvelles sont comme des maisons de poupées »

Sabrina Huang. (Aimable crédit de Sabrina Huang)

Propos recueillis par Pierre-Yves Baubry.

Est-ce que les Français goûtent des plats à l’avance pour la préparation d’un mariage ? Comment la traductrice a-t-elle traduit les noms des nombreux plats qui figurent dans la nouvelle « Les Dégustations » ? Sabrina Huang (黃麗群) avait beaucoup de questions lorsque nous nous sommes rencontrés à Taipei, dans un petit café de quartier, un samedi matin peu après le Nouvel An lunaire 2018. J’en avais aussi quelques-unes à lui poser, alors que sort en France, chez Magellan & Cie, le recueil Nouvelles de Taïwan où figure l’une des nouvelles de l’écrivaine.

A la lecture de votre nouvelle « Les Dégustations » (試菜), on est frappé par le puissant réalisme de votre écriture, à commencer par l’abondance de nourriture, la description de la riche gastronomie taïwanaise, mais aussi la manière dont les personnages agissent et s’adressent les uns aux autres. Vous accordez aussi une attention particulière aux corps et à la manière dont les vêtements s’ajustent à eux. Est-il essentiel pour vous d’ancrer votre écriture dans la réalité ?

Je suppose qu’il y a deux raisons à cela. D’une part, en tant que femme dans la société, l’image corporelle est un sujet qui vous hante constamment. Depuis peut-être l’âge de deux ans, vous avez cette idée que la société toute entière, votre environnement, inculque en vous certaines préoccupations. La plupart des femmes font attention à leur image, à la manière dont elle se présentent en face d’autres personnes. Je n’ai pas écrit à ce sujet de manière consciente. C’est quelque chose d’ancré en vous qui émerge au sein du récit.

D’autre part, j’ai grandi à deux époques différentes. Avant que je rejoigne l’université, Internet n’existait pas. Tout était tellement plus physique. Vous deviez plus ou moins rencontrer les gens pour leur parler – et si vous ne les rencontriez pas, vous les écoutiez parler ou vous leur écriviez à l’aide de papier et d’un stylo. Tout était si matériel, si palpable. Après l’université, à partir des années 90 et après qu’Internet a fait irruption, tout a changé. Nous ne faisons plus du tout les choses de manière physique. Nous sommes en contact avec les gens à travers des chiffres. Je m’y suis fort bien adaptée, car je ne suis pas quelqu’un qui aime la foule.

Internet rend les choses plus pratiques et j’apprécie vraiment cela mais ces dernières années, j’ai plutôt cherché à vivre des expériences qui ne peuvent être remplacées par la technologie, comme goûter ou sentir. Vous pouvez porter des lunettes de réalité virtuelle mais vous ne pouvez pas complètement faire l’expérience d’une rue parisienne. Vous ne pouvez pas ressentir l’atmosphère, sentir les odeurs. C’est quelque chose à laquelle je fais attention : existe-t-il des choses qui ne peuvent être remplacées ? Bien sûr, j’imagine que dans un avenir pas si proche, vous ne serez plus obligé de vraiment goûter ou sentir pour faire l’expérience de ces sentiments. Pour le moment au moins, j’essaie de prêter davantage attention à notre existence physique.

Dans mon livre Welcome to the Doll’s House (titre chinois: 海邊的房間, Unitas Publishing, 2012), j’ai une autre histoire où le corps prend une grande place : « Une chambre en bord de mer » (海邊的房間). C’est une histoire de possession corporelle à l’aide de l’acupuncture chinoise. C’est amusant que vous évoquiez ce sujet car je n’ai jamais réalisé que j’écrivais de cette façon…

9782350744919Dans « Les Dégustations », vous évoquez des traditions qui semblent être passées d’âge, par exemple le rituel consistant pour un père à frapper le cercueil de son fils pour le punir d’avoir manqué de piété filiale en mourant avant ses parents, ou encore les banquets de mariage qui, dans cette histoire, semblent être des événements ne laissant aucun souvenir aux convives. Est-ce là pour vous une manière de critiquer certaines traditions, dans le contexte d’une société en évolution rapide ?

Je me suis toujours intéressée à la culture traditionnelle, notamment aux traditions taïwanaises d’origine chinoise – il semble que nous ayons des origines chinoises, n’est-ce pas ? – et j’ai écrit différentes nouvelles à ce sujet. Par exemple, j’ai écrit sur le destin d’un voyant traditionnel, sur l’acupuncture ou encore sur les maisons en papier que l’on brûle lors des funérailles.

Je ne pense pas que les traditions à Taïwan soient très affectées par les technologies modernes, car ces coutumes sont profondément ancrées dans nos esprits et ne sont pas faciles à modifier, à la différence des modes de vie. A Taïwan, les traditions sont encore très vivantes. Et je pense que c’est quelque chose qui nous distingue, nous les écrivains taïwanais, des écrivains d’autres cultures – la manière dont nous voyons, décrivons et percevons ces traditions. Il y a une différence, même avec des auteurs chinois. Peut-être que leur société présente des similarités avec la nôtre, mais il me semble que la manière dont il la décrive ou la perçoive est totalement différente. Décrire ce qui coule dans nos veines, dans nos vies et dans notre patrimoine avec nos propres mots, sons et atmosphères – j’allais dire avec notre propre langue – est ce qui le rend différent.

J’essaie donc en effet de placer des éléments historiques ou traditionnels dans mes nouvelles, mais il s’agit aussi d’un goût personnel : j’ai un penchant pour l’étrange et la superstition.

Dans certaines de vos histoires, comme « Fonder un foyer » (成家), la frontière entre le réalisme et l’étrange est assez floue. Vous êtes même parfois proche d’une forme de fantastique.

Oui, à la limite de la folie (rires).

Le réalisme et l’étrange sont-ils pour vous deux choses séparées ?

Non, ils ne le sont pas. Il se mélangent. Pour moi, le monde réel, la vie quotidienne ne sont pas normaux. Il y a toujours un tournant, peut-être quelque chose ayant trait à la théorie de l’univers parallèle. Dans mon esprit, la réalité et la vie quotidienne soi-disant paisible peuvent atteindre un point de rupture. Je ne suis jamais certaine de la vie réelle, jamais certaine que les choses tiendront en place. J’ai toujours cette crainte que dans un moment soudain, tout puisse basculer dans la folie. Je ne considère jamais ce monde comme acquis.

Appelleriez-vous cela de l’insécurité ?

Tout à fait. J’ai toujours eu ce sentiment d’incertitude au sujet de la vie. Ces dernières années, j’ai mené une vie calme et paisible, mais il y a toujours cette idée dans mon esprit que quelque chose d’étrange et de fou va surgir et m’atteindre à un moment donné.

Cela tient peut-être au fait que tout s’accélère autour de nous. Quand nous étions plus jeunes, il n’y avait pas en permanence de flashs d’actualité. On pouvait très bien ne lire qu’un journal le matin. A cette époque à Taïwan, il n’existait pas de chaînes câblées d’information en continu, et on ne pouvait regarder les informations télévisées que deux ou trois fois par jour, pour une demi-heure à chaque fois. Aujourd’hui, vous ne pouvez pas échapper aux flashs info. Vous recevez des notifications jusque sur votre téléphone, sauf si vous les désactivez – ce que j’ai fait. Cela affecte certainement la manière dont je vois le monde. Si instable. Je pense que ce sentiment que le monde peut être mis sens dessus dessous à tout moment affecte l’esprit de mes œuvres.

J’évite de systématiquement lire les textes venant de Taïwan sous l’angle géopolitique, mais l’insécurité que vous décrivez n’est-elle pas en partie liée à la situation de Taïwan sur la scène internationale ?

Bien sûr. C’est un bon angle, et c’est exactement ce qui me vient à l’esprit quand je lis les œuvres d’auteurs taïwanais et les compare avec celles d’auteurs chinois de la même génération. Il est clair pour moi que les écrivains taïwanais ont en commun une sorte d’incertitude. Par exemple, une amie Chinoise a récemment visité Taïwan et m’a parlé de la déception ressentie par ses amies à Shanghaï vis-à-vis des jeunes Taïwanais donnant la priorité aux « petits bonheurs de la vie » (小確幸, xiaoquexing). Vivant dans l’une des plus grandes villes au monde, ces amies chinoises ne comprennent pas toute l’incertitude qui plane sur cette île.

En Chine, l’incertitude reste à un niveau personnel, où chacun conserve malgré tout entre ses mains un certain contrôle. Mais au cours des 200 dernières années, les Taïwanais ont constamment dû faire face à des situations de transformation radicale, encore et encore. Quand le Japon a pris le contrôle de Taïwan à la suite de la dynastie Qing, les coutumes et la langue ont été bouleversées. Après 50 années, le Kuomintang (KMT) est venu et a de nouveau tout mis sens dessus dessous. Après trois ou quatre décennies de gouvernement par le KMT, le Parti démocrate-progressiste (DPP) a à son tour amené beaucoup d’idées et de concepts nouveaux.

Cela a forgé la mentalité de Taïwan. Les gens ne veulent pas faire de projets à long terme. Dans le domaine des affaires, ils veulent juste gagner rapidement de l’argent pour ensuite émigrer ailleurs. Parce que cette île ne procure par de sentiment de sécurité. Nous ne vivons pas dans un pays sûr. On nous refuse même le droit de nous proclamer pays.

Sabrina Huang. (Aimable crédit de Sabrina Huang)

Il y a deux ans, avec cinq autres écrivains taïwanais, nous avons été invités à Shanghaï où nous avons rencontré des homologues chinois. Au cours de cette rencontre, une homologue chinoise nous a dit qu’en lisant nos œuvres, elle avait l’impression que, peut-être en raison de notre insularité, nous étions prisonniers de nous-mêmes. J’ai répondu que nous n’étions pas prisonniers de nous-mêmes mais pris au piège par notre environnement – par la Chine.

De nombreux lecteurs m’ont confié avoir eu dans mes œuvres cette impression d’être pris au piège de certaines situations. Mais je voudrais préciser que de plus en plus de jeunes gens ici essaient de faire des choses qu’ils aiment et qui ont du sens, même si c’est à une petite échelle.

A Taiwan, nous avons de grandes entreprises comme Hon Hai (Foxconn) mais je n’ai pas l’impression qu’elles ont des liens très forts avec leur propre pays, Taïwan. Bien sûr ce sont de grandes multinationales, mais on sent très bien que leurs dirigeants enverront leurs enfants en Amérique – ils les envoient là-bas. Au contraire, peut-être inconsciemment, la jeune génération et ses petites entreprises ont un lien beaucoup plus fort avec Taïwan. Taïwan, c’est vraiment chez eux.

Mes parents sont ce qu’on appelle des waishengren (外省人, littéralement : ceux nés à l’extérieur). Mon père et ma mère sont arrivés à Taïwan alors qu’ils étaient très jeunes, à l’âge d’un an environ, lorsque mes grands-parents ont suivi le KMT à Taïwan. Jusqu’à ce jour, ma mère ne se considère pas comme taïwanaise, alors qu’elle a pratiquement vécu toute sa vie ici. Elle se voit à la fois comme chinoise et taïwanaise. Pour nous, c’est inimaginable. Je suis sûre que des personnes immigrées aux Etats-Unis se considèrent absolument comme des Américains, peu importe d’où ils viennent. Mais étrangement – enfin pas si étrangement car c’était justement l’objectif du KMT – cela n’est pas le cas à Taïwan.

Je ne crois pas que les auteurs de la génération précédant directement la mienne ont eu ce sentiment d’être pris au piège car ils ont grandi à une époque très optimiste marquée par un boum économique et par le développement des relations entre les deux rives du détroit de Taïwan. Ils ne doutaient pas. Les auteurs de la jeune génération ont une identité taïwanaise beaucoup plus affirmée. Ils n’hésitent pas, ils ne doutent pas non plus. Mais les écrivains de ma génération ont été éduqués comme des Chinois tout en nouant des liens étroits avec notre sol, Taïwan. L’histoire nous a appris que les choses ne sont pas toujours placées sur de bons rails. Nous ressentons ce sentiment d’incertitude et il n’y a rien à y faire.

Dans certaines de vos nouvelles, les rêves semblent être un moyen d’échapper à ces situations, et en même temps ils apparaissent être ce qui empêche la vie de tomber en morceaux…

J’imagine qu’on ne peut pas vivre sans rêver – ceux qui ne rêvent jamais doivent vivre une vie bien pathétique et terne – mais on ne peut pas non plus faire dépendre toute sa vie des rêves.

Je fais toujours ces rêves étranges. On dit que quand on rêve, notre âme part dans une autre dimension. Je ne sais vraiment pas d’où viennent mes rêves. Je doute que certaines informations qu’ils contiennent soient stockées dans mon cerveau. Mais j’aime rêver.

Votre livre Une chambre en bord de mer porte le titre d’une des nouvelles figurant dans ce recueil. Toutefois, le titre de la traduction anglaise est Welcome to the Doll’s House, ce qui n’est pas sans évoquer la pièce du dramaturge norvégien Henrik Ibsen Une maison de poupée. Pourquoi ce titre ?

Oh non, il n’y a pas de lien avec Henrik Ibsen. Ce titre anglais, c’est mon choix. Après avoir obtenu mon diplôme universitaire, j’ai travaillé pendant longtemps comme éditrice – pendant 10 ans environ. Plus tard, en discutant de ce recueil avec mon éditeur, je n’étais pas vraiment dans le rôle de l’auteur mais plutôt d’un deuxième éditeur. « Une chambre en bord de mer » était à l’époque ma nouvelle la plus connue des lecteurs sinophones, ce qui en faisait le meilleur choix pour le titre du recueil – une raison très pratique. Mais quand il a fallu donner un titre anglais au recueil, A Room by the Sea était trop subtil, trop tranquille, peut-être comme un tableau d’Edward Hopper. L’image donnée était trop paisible, d’une certaine façon.

Quand je pense à un recueil de mes textes, cela m’évoque des maisons de poupée. Je suis très férue des maisons de poupée. J’imagine toujours une nouvelle à la façon d’une maison de poupée : de taille très réduite mais où l’on peut créer quelque chose en laissant travailler son imagination d’une manière très méticuleuse. Les nouvelles sont d’une longueur donnée, tout doit donc y être très précis, comme dans une maison de poupée. Je possède de nombreuses maisons de poupées, chacune avec son mobilier, parfois j’y joue, disposant une table de diner solitaire pour un vieil homme seul, ou créant une scène de fête d’anniversaire avec plein d’enfants et d’animaux domestiques. Vous pouvez vivre toutes sortes de petites vies dans ces objets minuscules. Chaque élément de mon travail est comme une petite maison de poupée.

La couverture de l’édition originale taïwanaise de « La Chambre en bord de mer » (海邊的房間).

Vous êtes-vous également impliquée dans la conception de la couverture de l’édition originale taïwanaise?

Oui. Bien sûr, cette couverture n’a pas été conçue par moi. La maison d’édition a embauché un graphiste qui nous a fait quatre propositions que nous avons réduites à cette dernière avec la fenêtre ouverte. Au début, la couleur de l’océan était violette alors nous avons procédé à quelques ajustements. En fin de compte, nous sommes tombés d’accord sur une version plus sombre.

Il semble que vous faites souvent référence au bouddhisme dans vos œuvres. Dans « Les Dégustations », par exemple, vous jouez avec deux proverbes, l’un biblique, celui du chameau passant par le chas de l’aiguille, l’autre tiré d’un soutra bouddhique, celui de la tortue aveugle passant par l’anneau flottant sur l’océan…

C’est vrai., ce soutra bouddhique décrit à quel point il est rare et difficile de devenir un être humain. Vous savez que les Bouddhistes croient à la réincarnation, alors nous ne sommes jamais sûr que dans une prochaine vie nous ne serons pas simplement un cafard.

Se référer au bouddhisme est quelque chose d’assez naturel, Taïwan étant un endroit très religieux. Les gens vont tout le temps dans les temples par ici. Et je dis toujours à ma famille que je suis une femme superstitieuse (rires), à l’image d’une obasan de la campagne. A Taïwan, l’influence de la religion est très profonde.

Par ailleurs, j’aime lire les classiques bouddhiques. Il y a deux raisons à cela. D’une part, je m’intéresse personnellement au bouddhisme. D’autre part, les classiques bouddhiques ont été traduits en chinois depuis l’Inde il y a très longtemps, en particulier sous la dynastie Tang. Et ils ont été si merveilleusement traduits ! Ils présentent l’une des plus belles formes de chinois classique. En tant qu’auteur, les lire est pour moi un bon entraînement.

Au collège, j’étais scolarisée dans une école privée chrétienne de l’arrondissement de Shilin, à Taipei, alors nous étudions la Bible et j’aimais beaucoup cette lecture même si j’étais plutôt attirée par le bouddhisme. C’est que la Bible a elle aussi été magnifiquement traduite en chinois, dans une langue classique et élégante. Ayant toujours eu un lien très étroit avec les mots, cela me plaisait.

Dans des entretiens donnés à des médias taïwanais, vous avez dit que la lecture est un processus d’accumulation, et que vous ne pouviez pas nommer l’influence d’un écrivain ou d’une œuvre littéraire en particulier. Néanmoins, vous avez en diverses occasions cité  des écrivains taïwanais, japonais ou chinois que vous appréciez, notamment Kan Yao-ming (甘耀明) dont un texte figure également dans le recueil Nouvelles de Taïwan. Vous n’êtes peut-être pas influencée par eux mais quels sont les écrivains que vous aimez lire ?

J’ai certainement mentionné Wang Ting kuo (王定國), Lin Chun-ying (林俊穎) et Kan Yao-ming qui figurent parmi les auteurs taïwanais contemporains majeurs. Je lis aussi des auteurs japonais.

Il y a quelque chose d’amusant avec les lecteurs taïwanais. Un jour que j’envoyais un message à un ami depuis mon mobile, j’ai réalisé tout à coup que j’avais sur mon téléphone non seulement un outil de saisie en anglais, en japonais (car je fais parfois des recherches dans cette langue), et bien sûr en chinois traditionnel (zhuyin) et en chinois simplifié (basé sur le hanyu pinyin) pour communiquer avec mes amis en Chine. Cela est comme une métaphore du destin des Taïwanais. Nous sommes probablement le seul pays dans le monde avec tous ces outils de saisie dans nos téléphones, liés aux nombreuses influences qui nous ont modelés.

Je dois admettre que je ne lis pas beaucoup d’œuvres occidentales. Vous avez peut-être remarqué que mon écriture comporte un certain niveau de difficulté, et que j’utilise de nombreux concepts et un vocabulaire traditionnels qui peuvent rendre la traduction assez difficile. La langue chinoise est très étrange. Chaque caractère a sa propre signification, et sa propre forme qui suggère une certaine image. L’allure d’un caractère, la manière dont il se prononce et le contexte dans lequel il est placé créent toutes sortes de connexions dans votre cerveau Par exemple, je fais ressembler certaines de mes phrases à des poèmes ou des versets classiques, ce qui est intraduisible. C’est pourquoi je lis relativement moins de langues occidentales car je reste très attachée à apprendre et à développer la forme de la langue que j’écris.

Je lis beaucoup d’œuvres classiques chinoises. Et j’aime aussi lire les auteurs japonais, peut-être par obsession personnelle. Je les lis en traduction chinoise. Ils portent une telle attention aux détails, d’une manière très délicate. La culture japonaise toute entière est si ridiculeusement délicate, ce qui n’est peut-être pas une bonne chose pour la vie quotidienne mais quand il s’agit de lire, on peut vraiment apprécier la manière qu’ont ces auteurs de décrire des détails avec force minutie.

Pour vos premières œuvres, vous utilisiez le nom de plume 九九 (Jiu Jiu). Pourquoi avez-vous ensuite opté pour votre vrai nom ?

Ce nom de plume n’en était pas vraiment un. Il s’agissait d’un identifiant internet que j’utilisais quand j’étais plus jeune pour la bonne raison qu’il était très facile à taper sur le clavier. J’ai continué à l’utiliser pendant un temps car je n’aimais pas trop exposer mon travail aux yeux de ma famille. Non que j’en aie honte, mais les familles sont peut-être trop curieuses parfois. Je n’aime pas qu’une chose que j’ai faite devienne un objet de conversation. J’ai donc eu tendance à camoufler mon travail derrière cet identifiant.

Mais après environ 10 ans, je suppose que je me suis sentie mentalement prête à accepter le fait qu’il fallait les laisser être curieux s’ils en avaient envie. Et puis, un voyant m’a dit que le nombre de traits dans 九九 (Jiu Jiu) n’était pas très propice, alors que celui de mon nom réel l’était davantage. Utiliser mon vrai nom est aussi plus pratique à de nombreux égards, notamment pour signer des contrats d’édition… Et j’ai ajouté mon prénom anglais Sabrina parce que je voulais rendre mon blog plus facile à trouver sur Internet – encore une raison très pratique.

Vous écrivez essentiellement des nouvelles ou des textes courts. Pensez-vous que les nouvelles soient un élément essentiel de la littérature taïwanaise ?

Sur ce point, les prix littéraires ont une influence majeure. Taiwan possède une longue histoire de prix littéraires, lesquels ont souvent été organisés par des journaux. Les journaux ne pouvaient pas publier de longues œuvres, alors ils ont davantage mis l’accent sur les textes plus courts. Il existait certes une catégorie pour les novellas (中篇小說, zhongpian xiaoshuo) mais au fil du temps, les formats se sont faits de plus en plus courts.

A l’inverse, une certaine idéologie a cours selon laquelle un bon écrivain se doit d’écrire un long roman. Le ministère de la Culture de Taïwan subventionne d’ailleurs la préparation de longs romans, ce qui fait que de nombreux écrivains consacrent désormais du temps à ce genre.

On me demande souvent si je compte écrire un long roman. Je dirais que je ne suis pas un auteur de type marathonien mais plutôt semblable à un coureur du 100 mètres. Si l’on veut de la quantité, on peut toujours aligner des centaines de milliers de caractères chinois de foutaises.

Il semble que la demande pour des œuvres plus longues vienne aussi des éditeurs étrangers qui considèrent que leur propres lecteurs n’apprécient pas les nouvelles.

J’aime lire des romans mais cela n’a jamais été mon centre d’intérêt principal. J’ai toujours aimé lire les recueils de nouvelles, et les principales maisons d’édition à Taïwan publient également des sélections annuelles de nouvelles. N’est-pas très stressant de lire un roman ? Si vous lisez un recueil de nouvelles, vous pouvez sauter d’une histoire à une autre très rapidement.

Comment décririez-vous à un public français l’état actuel de la littérature taïwanaise ?

Je pense qu’il y a une bonne façon de donner un aperçu de la littérature taïwanaise. Taïwan est probablement le seul et unique endroit ayant été influencé en proportions égales par les trois cultures majeures que sont la culture japonaise, la culture américaine et bien sûr la culture chinoise. Ces trois cultures majeures se sont déversées sur cette île, et je pense que les auteurs actuels, ceux de ma génération et ceux de la nouvelle génération, sont parvenus à conjuguer ces trois influences.

Au sein de la jeune génération d’auteurs taïwanais, ceux qui ont aujourd’hui une vingtaine ou une trentaine d’années, vous pouvez observer une combinaison très étrange mais très bien construite de ces trois cultures majeures. Nous essayons de chanter dans notre propre timbre de voix.

La préparation de cet entretien a bénéficié des suggestions de Coraline Jortay qui a traduit la nouvelle de Sabrina Huang figurant dans le recueil Nouvelles de Taïwan. Didier Lesaffre a amicalement signalé les coquilles qui s’étaient glissées dans cette retranscription.

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