« Le Foyer », une nouvelle de Sabrina Huang

Le Foyer (成家)

Par Sabrina Huang (黃麗群), traduit du chinois (Taiwan) par Coraline Jortay

Voilà qu’un lit ancien de style Ming, en bois de rose sculpté de proportions élégantes et pleines d’assurance, se trouvait sur le pas de sa porte – pareil à un oracle qui attendrait son prêtre ou à une incantation escomptant le début de la psalmodie. Bien droit sur ses pieds ouvragés, le dossier délicatement ajouré, le meuble était encollé d’une feuille de papier vermillon où son prénom s’écrivait à grands caractères d’encre.

Il avait bien entendu dire que, dans les années quatre-vingt, certains habitants de Taipei changeaient de mobilier comme de chemise en signe de leur soudaine opulence. Les étudiants et les employés sans le sou n’avaient alors qu’à se baisser pour se meubler complètement dans les bennes à ordures de ces parvenus, si nouvellement riches que le plâtre n’avait pas encore séché sur les murs de leurs résidences. Mais par les temps qui courent, quel imbécile heureux irait se débarrasser de pareil objet ? Il n’osa pas même sourire, craignant de faire fuir le cadeau qu’il se contenta de haler à l’intérieur.

Quel prodige ! Ce salon vide et démeublé, jadis aussi sombre et négligé que lui, semblait transfiguré avec l’entrée de ce meuble qui donnait au reste des airs distingués. Il l’examina de plus près, le cœur empli de joie.

Quand il rentra le lendemain, son nouveau divan-lit était toujours là. Tout heureux, il s’assit et rapprocha la table basse pour manger un bento en regardant la télévision. Mais… était-elle là hier, cette table ? L’interlude publicitaire se terminant à l’instant, les premières notes du thème principal de sa série lui firent oublier tout soupçon.

Le troisième jour, deux lanternes écarlates en verre germèrent au plafond de part et d’autre du lit, comme une paire d’yeux brûlants écarquillés, perlés de larmes de sang. Si quelque chose ne tournait pas rond ? Bien évidemment, mais l’espace dénué dans lequel il vivait avant, c’était normal peut-être ? Couché sur le dos tandis que la lumière rouge lui inondait le visage, il n’était pas moins troublé que s’il s’était trouvé en présence d’une femme.

Le quatrième jour surgit un coffre en bois de camphre en guise de table à thé ; le cinquième jour, une longue table aux pieds galbés vers l’intérieur comme meuble de télévision ; le sixième jour, quand la paroi qui séparait le salon et la salle à manger se transforma en un panneau finement sculpté et ajouré, il commença à ne plus s’effrayer de rien ; le septième jour vaut la peine d’être mentionné : alors que le Seigneur se reposait, il s’éveilla pour trouver l’ensemble de son appartement recouvert d’un plancher de bois qui n’y paraissait rien à la lumière mais qui, dans la pénombre, était recouvert d’une enfilade d’élégants traits d’or composant le Sutra du cœur « … il n’y a pas d’œil, d’oreille, de nez, de langue, de corps, ni de mental ; il n’y a pas de forme, de son, d’odeur, de saveur, de tangible ni d’objet mental(1)… » Ensuite surgirent ici un lit pourpre à baldaquins, là un dais turquoise, et mille autres choses exquises qui se multipliaient quotidiennement dans le sillage du lit de bois de rose sculpté. Il s’y assit, l’inspecta rigoureusement jour après jour : il commençait à s’émouvoir de la probabilité de finir mort écrasé sous ces cadeaux du Ciel.

Ses inquiétudes étaient exagérées. Après quarante-neuf jours, les apparitions cessèrent. Il retourna l’appartement de fond en comble : rien. Sauf une courte lettre sur l’oreiller.

« Mon fils : tu es désormais en âge de te marier, nous avons incinéré pour toi tous les objets nécessaires(2). Il y a une fille également, elle était l’infirmière de ta mère, une jeune personne douce et délicate, vous irez très bien ensemble. Tu m’excuseras auprès d’elle, Oncle Ch’en a été pris par l’angoisse du moment, il aurait dû d’abord l’endormir avant de la brûler, elle a donc un peu souffert pendant l’incinération. À vrai dire Oncle Ch’en a du mal à accepter qu’elle se marie et rejoigne une autre famille. Prends bien soin d’elle. Ton père. » Dans un éclair, il comprit que le petit tas de cendres qui s’élevaient lentement devant le sofa était une paire de jambes et, croisées sur les cuisses, une délicate paire de mains. Enfin, là, en train de se former juste sous ses yeux, c’étaient des hanches probablement, et quelles courbes voluptueuses !

Prudemment, très prudemment (il craignait de la faire sursauter), il s’assit à son (demi) côté ; puis il caressa délicatement sa jambe. La peau de la jeune femme était rocailleuse au toucher, comme le son de sa voix lorsqu’il lui demanda : « Comment t’appelles-tu ? Ah oui, ta tête n’est pas encore reconstituée… Alors, d’abord, laisse-moi t’accueillir, t’accueillir dans notre foyer. »


(1) Traduit du chinois par Catherine Despeux dans Le Sûtra du cœur – Nan Huaijin – Paris, éd. Les Deux Océans, mai 2015, 160 p.

(2) À Taiwan, la coutume veut que l’on brûle des billets funéraires (aussi appelés « monnaie fantôme ») ainsi que des effets personnels en papier (mobilier, voiture…) afin de fournir au défunt tout le nécessaire pour son séjour dans l’au-delà (note de la traductrice).

 

Cette nouvelle a été publiée en 2012 dans le recueil 海邊的房間 (Ed. Unitas, Taipei). Sa version française est ici publiée avec l’accord de l’autrice et de la traductrice, et avec l’aimable autorisation des éditions Magellan & Cie. Tous droits réservés.

 

Une autre nouvelle de Sabrina Huang, « Les Dégustations » (試菜), est à découvrir dans le recueil Nouvelles de Taiwan, publié en 2018 aux éditions Magellan & Cie dans la collection Miniatures.

À lire également : notre interview avec Sabrina Huang : « Mes nouvelles sont comme des maisons de poupées »

 

Pour prolonger : jusqu’au 27 octobre 2019, visitez au musée du quai Branly – Jacques Chirac, à Paris, l’exposition « Palace Paradis » consacrée aux offrandes funéraires en papier de Taiwan.

(Crédit : musée des Beaux-Arts de Kaohsiung. Design graphique : musée du quai Branly – Jacques Chirac)

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