Wu Ming-yi : la crise écologique au fond des yeux

Années 2020 : un continent de déchets vient heurter la côte orientale de Taiwan. Roman d’anticipation, L’homme aux yeux à facettes traite de manière originale de la relation entre les hommes et la nature. Sa traduction française permet de s’aventurer un peu plus dans l’univers d’un écrivain taiwanais des plus prometteurs   

9782234074729Le 21 août dernier, le roman L’homme aux yeux à facettes de l’auteur taiwanais Wu Ming-yi [吳明益] se voyait décerner, dans le cadre du salon d’Ouessant, en France, le Prix « fiction » du livre insulaire 2014. Traduit en français par Gwennaël Gaffric et paru en février aux éditions Stock, l’ouvrage a séduit le jury d’une manifestation placée cette année sous le thème des « îles qui apparaissent et disparaissent ».

Avec ce livre hanté par la fragilité des écosystèmes insulaires, Wu Ming-yi, né en 1971 dans le nord de Taiwan, trace son sillon d’écrivain de l’environnement. Tout à la fois enseignant, peintre, photographe et militant écologiste, ce spécialiste des papillons s’est très tôt consacré à des écrits sur la nature (ou nature writing, dans la tradition américaine), des ouvrages illustrés de ses propres dessins et photographies. En 2006, il a entrepris l’écriture d’un livre consacré aux cours d’eau et aux côtes de Taiwan, ainsi que d’un premier roman, Les lignes de navigation du sommeil, dont la traduction française, déjà signée par Gwennaël Gaffric, est parue en 2013 aux éditions You Feng.

D’une île à l’autre

Livre après livre, Wu Ming-yi s’affirme comme l’un des écrivains taiwanais les plus talentueux de sa génération. Publié à Taiwan en 2011, L’homme aux yeux à facettes, tout à la fois plaidoyer écologique, récit fantastique et fable contemporaine, se joue ainsi des étiquettes. Dans ses pages, on suit le périple d’Atihei, un jeune habitant de Wayo-Wayo, petite île imaginaire située au milieu de l’océan Pacifique. Sur cette île, la tradition veut que les fils cadets, lorsque le temps est venu, partent en mer pour un voyage dont ils ne reviennent pas. C’était le destin d’Atihei mais, après que sa pirogue a fait naufrage, le jeune homme a trouvé refuge sur un gigantesque continent de déchets flottant sur le Pacifique. Lorsque ce vortex vient heurter la côte orientale de l’île de Taiwan, Atihei se faufile sur la terre ferme, où il est recueilli par Alice, professeur de lettres qui songeait au suicide dans sa maison construite au bord de l’océan. L’événement arrachera les deux héros à leur solitude.

Vortex de déchets dans le Pacifique nord

La carte des vortex de déchets du Pacifique nord établie par l’Administration nationale de l’océan et de l’atmosphère des Etats-Unis.

La rencontre entre Alice et Atihei est en effet le moteur du récit. Ces deux êtres n’ont en commun que leur grande solitude et le fait de s’être un temps résignés à mourir – Atihei se languit de sa fiancée restée sur Wayo-Wayo, alors qu’Alice reste hantée par la mort accidentelle de son époux danois, Jakobsen, et par la disparition de leur fils Toto. Les deux étrangers vont devoir apprendre à communiquer, à se connaître et à s’épauler pour affronter le souvenir de ceux dont ils ont été séparés. Leur quête ira de pair avec une proximité toujours plus grande avec la montagne, la forêt et leurs habitants – dont un mystérieux homme aux yeux à facettes, semblables à ceux d’une libellule.

Un regard multiple

Le monde décrit par l’auteur n’est pas exactement le nôtre et, pourtant, ses urgences, ses impasses, ses solitudes nous sont familières. La côte orientale de l’île de Taiwan sert de cadre principal au roman, dont l’action se déroule dans un futur proche. Loin de l’image de pureté véhiculée par les brochures touristiques, Wu Ming-yi dépeint une région qui, en quelques années, a été défigurée par les percées routières, les gravières, les auberges de pacotille et les parcs de loisirs. Les sols s’affaissent, l’océan gagne du terrain, les séismes et les inondations sont toujours plus fréquents, les nappes phréatiques sont polluées… La plupart des habitants semblent pourtant s’être résignés à cette défiguration progressive.

L’échouement du vortex de déchets vient tout bouleverser et pousse les personnages principaux du roman à renouer avec la nature. Il y a bien sûr Atihei et Alice, mais aussi les voisins de cette dernière, Hafay, une aborigène Pangcah (nom que se donnent les Amis dans leur langue), propriétaire d’un restaurant sur le front de mer, ainsi que Dahu, un aborigène Bunun, fin connaisseur de la montagne et qui élève seul sa fille depuis le départ de sa compagne. Hafay et Dahu feront aussi la connaissance de Boldt, ingénieur allemand ayant travaillé il y a des années sur le chantier de percement d’un long tunnel dans les montagnes taiwanaises, et de son épouse Sara, militante écologiste de la première heure, venue observer le vortex de déchets échoué sur les plages. Ces différents personnages sont mobilisés par l’auteur pour raconter « leur île ». La pluralité des voix permet à Wu Ming-yi de se doter lui aussi d’« yeux à facettes » et de composer son récit à partir de multiples points de vue. Le roman prend ainsi une dimension profondément humaniste – Wu Ming-yi insiste notamment sur les liens étroits entretenus avec la nature par les cultures traditionnelles des aborigènes de Taiwan.

Oiseau

Le cadavre d’un oiseau ayant ingéré des déchets plastiques.

Au-delà de son plaidoyer écologique, l’auteur mène une réflexion sur le pouvoir de l’écriture, réflexion que vient amplifier la révélation finale. Plusieurs niveaux de lecture coexistent. Alors que l’intrigue de la rencontre en Atihei et Alice est déroulée de manière assez simple, l’auteur multiplie les références savantes (noms scientifiques de plantes, emprunts architecturaux, clins d’œil littéraires), adopte des solutions stylistiques complexes, multiplie les allusions codées et procède à un jeu de réflexion du texte sur lui-même. Qui plus est, le roman ne s’appesantit pas sur la géographie de la côte orientale de l’île ni sur certains repères culturels et historiques propres à Taiwan qui sont supposés connus. Pour complètement apprécier L’homme aux yeux à facettes, le lecteur francophone devra donc mobiliser de nombreuses connaissances. Mais il pourra aussi, guidé par l’émotion, se laisser charmer par la fable fantastique contée par Wu Ming-yi et voir dans ce récit où le réalisme côtoie le fantastique une parabole à méditer.

Cet article signé Pierre-Yves Baubry est à paraître dans le numéro de novembre-décembre 2014 du magazine Taiwan aujourd’hui, qui en a autorisé ici la reproduction.

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