Production-phare du Festival international des arts de Taïwan 2014, la pièce Crystal Boys (Garçons de cristal), adaptée du roman éponyme de Bai Xianyong [Pai Hsien-yung, 白先勇], a été créée en février sur la scène du Théâtre national, à Taipei. Avec Tsao Jui-yuan [曹瑞原] à la mise en scène et Bai Xianyong en personne à la direction artistique, elle était des plus attendues. Elle a toutefois suscité des réactions contrastées de la part du public et de la critique. Certains ont salué une oeuvre touchante, poignante parfois, et s’adressant à un large public. D’autres ont opposé la modernité du roman paru en 1983 au caractère plus convenu de la pièce jouée 30 ans plus tard. C’est en considérant le point de vue de l’écriture que Lettres de Taïwan souhaite apporter ici son grain de sel.
Comme l’a confié Bai Xianyong dans l’entretien qu’il a accordé à Lettres de Taïwan, l’auteur a joué un rôle plus important que prévu dans l’adaptation théâtrale de son roman, depuis la conception de la structure de la pièce jusqu’à sa mise en scène, en passant par l’écriture des dialogues et le choix des acteurs – on est donc en droit de parler ici d’auto-adaptation.
Là où, dans l’adaptation de 2003 sous la forme d’une série télévisée, le canevas dramatique pouvait être étoffé à volonté, les contraintes de temps inhérentes au théâtre (et pourtant repoussées ici au maximum, avec une pièce d’une durée de 3h30) ont rendu nécessaire la contraction de l’intrigue. Sur ce plan, la réécriture théâtrale du roman est un succès, les scènes sélectionnées s’imbriquant de manière intelligente et propre à faire progresser l’action (ou à replonger dans le passé, d’ailleurs). Les principaux contenus narratifs du roman sont repris avec fidélité, donnant corps à la principale structure discursive de la pièce, où s’entrelacent les thèmes de l’amour passionnel et des relations parents-enfants (ou, pour rester proche de l’esprit du récit, du respect filial).
En apparence, le travail d’élagage mené pour l’adaptation théâtrale a épargné nombre de personnages « secondaires », en particulier les habitués du Nouveau Parc. On retrouve donc sur scène ce qui fait l’une des forces du roman : une galerie de personnages illustrant la diversité des homosexuels dans le Taipei de 1970 – prostitués et clients, amants d’un soir, jeunes garçons et leurs protecteurs, personnalités en vue, jeunes étudiants des beaux quartiers… Toutefois, leur figure est souvent limitée à la plus simple expression : là où leur parcours romanesque laissait apparaître des évolutions ou tout au moins des destins singuliers, la version scénique de Petit-Jade [Xiao Yu, 小玉], du Souriceau [Lao Shu, 老鼠] ou de Wu Min [Xiao Min, 小敏], pour ne parler que d’eux, tient davantage du caractère que du personnage – un résultat sans doute inévitable.
Quoi qu’il en soit, « l’effet de groupe » est préservé et l’on retrouve avec plaisir la verve des garçons du parc et les dialogues réalistes et vifs qui ont fait la réputation du roman. Le « Royaume » dont le siège est le Nouveau Parc est d’emblée présenté comme le pôle magnétique de la pièce. La mise en espace accentue cette impression, avec la présence continue de la fontaine du parc au milieu de la scène – fontaine autour duquel tournent, au sens propre comme figuré, les personnages.
Dans ce cadre, l’amour passionnel entre Long Zi [籠子] et A-feng [阿鳳], qui a dans le roman le statut d’une légende aux yeux des habitués du parc, prend sur scène une allure plus charnelle. En recourant à la danse pour exprimer la passion dévastatrice entre les deux amants, Tsao Jui-yuan et Bai Xianyong cherchent à en traduire l’incandescence. De la sorte, ils renforcent la domination de cette histoire tragique sur l’ensemble de la pièce.
Le thème des relations parents-enfants est lui aussi mis en avant, avec une traduction théâtrale convaincante de l’incommunicabilité entre A-qing [阿青] et son père, et de sa relation en miroir avec sa mère, symbole de la déchéance à laquelle mène la conduite d’une vie libre. La scène entre A-qing et sa mère mourante est poignante.
La seule variation de taille par rapport au roman est finalement le sexe de l’instructeur Yang [Shi Fu, 師傅], le maître-souteneur des garçons du Nouveau Parc étant métamorphosé sur scène en lesbienne roublarde et protectrice. Cette évolution, loin d’être un détail, engendre une deuxième structure discursive, matérialisée par l’emploi du holo (ou taïwanais), dialecte de la langue minnan parlé à Taïwan. Changer de langue revient ici à changer de registre. Au mandarin le drame, au taïwanais la farce – une opposition particulièrement évidente dans la scène du poste de police.
La cohabitation de cette structure discursive avec la première, plus dramatique, n’a rien d’évident pour le spectateur. La seconde semble ponctuer la première de moments plus légers mais cantonne en fait l’instructrice Yang à un rôle d’amuseuse publique, limitant d’autant l’éventail des émotions à la disposition de Tang Mei-yun [唐美雲], la célèbre interprète d’opéra taïwanais recrutée pour jouer ce rôle.
La même limitation est imposée au personnage d’A-qing. Dans le roman, il est le narrateur, celui par les yeux duquel le lecteur découvre le « Royaume de l’obscurité » qui prend vit chaque soir au Nouveau Parc. Dans le roman, A-qing est aussi celui qui ressent avec le plus d’acuité le sentiment de honte attaché à l’homosexualité et à la pratique de la prostitution. Dans son cas, la honte est, plus profondément encore, associée à la mort de son jeune frère Di-wa [弟娃], ce qui confère à son parcours le ressort dramatique qui sous-tend tout le roman. Toutefois, dans la pièce, le personnage d’A-qing se résume souvent à un réceptacle, signe que la translation scénique de la voix narrative n’a pas trouvé de solution complètement satisfaisante.
En effet, de narrateur, A-qing devient sur scène le témoin, le confident, l’auditoire, l’élève – bref, l’alter ego quasi-silencieux de figures paternelles de substitution qui se lancent dans de longs monologues. A quelques exceptions près, le jeu de Mo Tzu-yi [莫子儀] qui interprète le rôle d’A-qing est donc cadenassé par la fonction assignée à son personnage.
On conclura donc que, sur le plan de l’écriture, la tension entre deux structures discursives concurrentes et la perte de consistance du personnage d’A-qing, liée à la difficile translation scénique de la voix narrative présente dans le roman, viennent déséquilibrer une pièce proposant par ailleurs une interprétation fidèle du texte original.
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