« Voyage d’un bachelier dans la vieille capitale », une nouvelle de Lai Hsiang-yin

Le yamen de Futai, au sein du jardin botanique de Taipei. (Photo : jardin botanique de Taipei)

Le texte suivant est extrait du recueil de l’écrivaine taïwanaise Lai Hsiang-yin (賴香吟) L’amour avant l’aube : panorama de la prose romanesque de Taïwan à l’époque coloniale (天亮之前的戀愛:日治台灣小說風景), paru en 2019 aux éditions Ink (印刻出版社) et qui rassemble de courts essais sur des écrivains taïwanais de l’ère coloniale japonaise (1895-1945) et sur leurs œuvres.

Il a été traduit du chinois sous la direction de Matthieu Kolatte par les étudiants du cours FR4051-1082 du département de français de l’Université Nationale Centrale de Taïwan :

Chen Chen-feng, Chen Yi-ching, Chen Zhi-ying, Chiu Fang-yu, Hsu Chia-hsuan, Huang Yu-Wen, Hung Liang-xuan, Liang Chih-ling, Lin Yi-shin, Liu Pin-chia, Lu I-chun, Nim Hai Thanh, Tan Zhi Xuan, Tsai Ti, Tseng Yu-ting, Wang Ching-yu, Wang Chu-han, Wang Yi-jen, Wang Yi Te, Wei Yu-shan, Wu Kuan-chen, Yeh Chun-chien, Yeh Ting-yu, Yeh Tzu-yin, Yu Li-po

尤立博、王苡人、王筑涵、王敬妤、王翼德、吳冠臻、呂奕均、林益歆、邱芳鈺、洪亮瑄、梁芷菱、許家瑄、陳芷瑩、陳紫萱、陳震峰、陳薏晴、曾于庭、黃鈺雯、葉俊謙、葉姿吟、葉庭羽、劉品佳、蔡禔、魏妤珊、嚴海清

(Tous droits réservés)

 

 

Voyage d’un bachelier dans la vieille capitale

(秀才遊古都)

De Lai Hsiang-yin (賴香吟)

 

Se pourrait-il que vos souvenirs comptent pour rien ? Voici le célèbre incipit de La Vieille capitale de Chu Tien-hsin (1).

Absolument, pour rien. Mais vous n’êtes pas le seul, ni moi non plus. Nos souvenirs comptent pour rien. La roue des siècles tourne sans cesse, sans cesse écrase les souvenirs des uns et des autres, souvenirs qui comptent pour rien. L’histoire est un mille-feuille, une fosse commune.

Mais venez lire une autre de ces fables qui comptent pour rien.

Il était une fois un bachelier du système impérial nommé Chen (2), qui calme et concentré dans son cabinet de travail recopiait Le chant de l’esprit juste de Wen Tianxiang et déclamait La source aux fleurs de pêcher de Tao Yuanming (3). Ce matin-là, comme d’habitude, il était sorti de chez lui pour aller fumer sous le cèdre de Java quand il vit les villageois sur leur trente-et-un et leurs bagages à la main qui lui dirent qu’ils allaient à Taipei visiter l’Exposition.

« Monsieur Chen ! Allez-y vous aussi ! Venez avec nous !

– Non. »

Ils affirmèrent qu’il n’y avait pas un foyer du village dont au moins un membre n’y allât et ajoutèrent :

« Monsieur Chen ! La vie est courte et vous êtes si âgé, si vous n’y allez pas maintenant, quand le ferez-vous ?

– Non. »

Cet automne-là, commémorant les quarante premières années de la colonisation japonaise, l’Exposition de Taïwan était promue à grand bruit. Même la police s’était invitée chez lui pour lui demander de sponsoriser l’événement. Quarante ans ; le bachelier se souvenait ; son rêve d’avenir brillant dans l’administration impériale brisé ; c’était tellement loin déjà.

Les bons paysans de retour de l’Exposition la décrivaient en long et en large comme une contrée extraordinaire, plus excités que s’ils avaient fait un voyage vers le palais de la lune (4). Face à leur babillage pourtant, le bachelier restait de marbre. La seule chose qui le troublait était que les scènes et les noms d’endroits du Taipei dont les villageois parlaient semblaient différents de ce qu’il avait connu. « Se pourrait-il que Taipei ait changé si vite ? »

Enfin, un beau matin, le bachelier sortit de chez lui à la dérobée et monta dans un train pour Taipei.

Dans le wagon, vêtu de noir de la tête aux pieds, avec sa robe chinoise traditionnelle et sa natte pendant de l’occiput, il ressemblait à un personnage d’une autre époque. Il sortit de la gare de Taipei. La foule était bigarrée, les lieux avaient changé. Comme un bateau perdu sans gouvernail, il ne savait vers où aller. Il entra sur le site de l’Exposition à grand-peine. Il voulait s’informer sur les problèmes d’éducation, un sujet qui lui tenait à cœur. Mais les explications en japonais restaient incompréhensibles pour lui. Il en fut réduit à demander l’aide de quelqu’un. Il ne s’était pas attendu à se faire railler par les étudiants derrière lui.

En tant qu’érudit, il se sentit humilié en public parce qu’il n’arrivait pas à déchiffrer les caractères. Il quitta l’Exposition en colère. Mais ne pouvant se résigner à être venu en vain, il décida d’aller voir le yamen de Futai (5).

Le tireur de pousse-pousse le salua :

« Le yamen de Futai ? Ah ça, mon bon monsieur, savez-vous où il est ?

– À la rue de Fu-chong

– Ho là là ! Non, non. »

Le yamen de Futai avait depuis longtemps été déplacé. Le tireur pensa que ce vieux monsieur n’était sûrement pas de Taipei. Trop heureux de pouvoir gagner un peu d’argent, il le conduisit tout droit au jardin botanique.

Le yamen de Futai étant de niveau provincial, il constituait l’organe suprême du pouvoir exécutif à Taïwan à l’époque des Qing. Peu après sa construction, il fut remis aux Japonais, qui y proclamèrent le début de la colonisation. Il servit de palais du gouverneur pour un temps. Par la suite, l’Auditorium de Taihoku fut construit sur son emplacement et le bâtiment du yamen fut déplacé au jardin botanique.

À ce moment-là en 1935, il n’y avait pas un chat dans le jardin botanique. Le bachelier s’assit sous un palmier, se remémorant sa jeunesse. Il était si brillant qu’il avait réussi l’examen sous-préfectoral à dix-neuf ans et travaillé dès lors au yamen de Futai. Avec un passé si glorieux, pourquoi avait-il été laissé ainsi sur le bord de la route ?

Le vent d’automne sifflait dans les arbres, les feuilles mortes jonchaient le sol.

Voici ce que raconte la nouvelle Lettre d’automne de Chu Tien-jen, un auteur qui cache sa colère et sa tristesse sous un style plein de sarcasme.

Sa carrière d’écrivain ressemble à celles de Yang Shou-yu et de Wang Shih-lang, qui se livrèrent à la création littéraire en chinois vernaculaire. Son œuvre avait atteint une grande maturité, mais arriva à son terme prématurément lorsqu’il déposa la plume en 1937. Sur le plan personnel, il fut employé dans une école de médecine à Taipei durant l’ère coloniale. Peu après la fin de la guerre, il rejoignit une organisation communiste taïwanaise et fut fusillé au bord du cours d’eau longeant le terrain d’exécution de Machangting à Taipei.

Aujourd’hui sur la berge s’étire une piste cyclable, où les gens vont et viennent face aux couchers de soleil immuables sur la rivière Xindian.

Taipei a-t-il changé si vite ? Peut-être le bachelier Chen éclaterait-il en sanglots : « Où suis-je ? »

Un cri solitaire résonne dans les couloirs du temps : Se pourrait-il que vos souvenirs comptent pour rien ?

 

Notes de l’autrice

L’exposition de Taïwan

L’Exposition commémorative du quarantième anniversaire de la prise de contrôle de Taïwan, ou plus simplement l’Exposition de Taïwan (台灣博覽會), s’est tenue dans différents endroits de l’île (avec pour centre Taipei) du 10 octobre au 28 novembre 1935 (an 10 de l’ère Showa), alors que Taïwan entrait dans sa quarantième année de gouvernance japonaise. C’était la première fois qu’un événement d’une telle ampleur avait lieu sur l’île, sa durée s’étendant sur cinquante jours. Elle se composait de trois sites principaux et d’un site annexe : le premier autour de l’Auditorium de Taihoku et sur la section sud-ouest du périphérique à trois voies, le deuxième dans le Nouveau Parc, le troisième aux sources thermales de Kusayama, le dernier à Twa-tu-tiann (大稻埕), des pavillons locaux étant établis à travers toute l’île. (6)

 

Chu Tien-jen (朱點人)

Né en 1903 et mort en 1951, de son vrai nom Chu Shih-tou (朱石頭), il fait par la suite changer son nom en Chu Shih-feng (朱石峰). Originaire du quartier de Monga (萬華區) de Taipei, diplômé de l’école publique Oimatsu en 1918, il est employé dans une école de médecine de Taipei. En 1933, il fonde l’Association Taïwanaise de la Littérature et des Arts (台灣文藝協會) et édite la revue Avant-garde (先發部隊) – renommée par la suite Première ligne (第一線), qui publie sa nouvelle L’arbre commémoratif (紀念樹). Chang Shen-chieh (張深切) le surnomme « le fils de qilin du monde des arts taïwanais ».  À la suite de l’incident du 28 février 1947, il est arrêté par la police en 1949 dans le cadre de « l’affaire du comité de travail de la province de Taïwan du PCC » (台灣省工委會案). Il est fusillé sur le terrain d’exécution de Machangting (馬場町) à l’âge de quarante-huit ans. Ses œuvres fort diverses comprennent des nouvelles comme Journal d’un amoureux déçu (一個失戀者的日記), Ville insulaire (島都), L’Arbre commémoratif, Le Figuier (無花果), La Cigale (蟬), des poèmes et des contes populaires. Certaines d’entre elles ont été rééditées dans l’anthologie en chinois Œuvres de Wang Shih-lang et de Chu Tien-jen (王詩琅、朱點人合集), éd. Chang Heng-hao (張恆豪), Éditions Avanguard (前衛), 1990.

 

Notice sur l’œuvre

À l’origine, Lettre d’automne (秋信) devait paraître dans le numéro de mars 1936 de la revue Nouvelle littérature taïwanaise (台灣新文學), mais en raison de la critique de l’Exposition de Taïwan qu’elle contenait, elle fut retirée des pages de la revue après parution.

 


(1) Chu Tien-hsin (朱天心) est une écrivaine taïwanaise née en 1958. Sa nouvelle La Vieille capitale (古都) est parue en 1997 (NdT).

(2) Le bachelier (秀才) est un diplômé du premier degré dans le système des examens impériaux (605-1905) qui permettaient de sélectionner les hauts fonctionnaires de l’empire chinois (NdT).

(3) Wen Tianxiang (文天祥) était un homme politique et écrivain de la dynastie Song (960-1279). Son chef-d’œuvre, Le chant de l’esprit juste (正氣歌), a été composé pendant son emprisonnement par les conquérants mongols (fin du 13e siècle). Il est devenu un symbole de la fidélité. Tao Yuanming (陶淵明) est un des poètes de la nature et ermites les plus connus de l’histoire chinoise. La source aux fleurs de pêcher (桃花源記) décrit une utopie confucianiste (NdT).

(4) Le palais de la lune (月宮) est le lieu où réside Chang’E (嫦娥), un personnage de la mythologie chinoise (NdT).

(5) Le yamen est la résidence officielle d’un haut fonctionnaire dans la Chine impériale (NdT).

(6) L’Auditorium de Taihoku s’appelle aujourd’hui le Hall Zhongshan (中山堂) ; la section sud-ouest du périphérique à trois voies correspond à l’actuelle rue Zhonghua (中華路) ; le Nouveau Parc est devenu le Parc du Mémorial de la Paix 228 (二二八和平公園) ; les sources thermales de Kusayama se trouvent dans le parc national de Yangmingshan (陽明山國家公園) au nord de Taipei ; le quartier de Twa-tu-tiann est aussi connu sous son nom chinois de Dadaocheng (NdT).

 

A découvrir
Deux autres nouvelles de Lai Hsiang-yin ont été traduites en français par Matthieu Kolatte. Il s’agit de « Zeelandia » (熱蘭遮), à découvrir dans le numéro hors-série de la revue Jentayu consacré à Taïwan, ainsi que d' »À la tombée du jour » (暮色將至), figurant dans le numéro 7 de cette même revue.

 

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