N’imaginez pas des chemins tracés au cordeau ou balisés pour la grande randonnée. Les Sentiers des rêves de Walis Nokan (L’Asiathèque, 2018) sont étroits, fugaces et, une fois mis bout à bout, bifurquent à qui mieux mieux. Ces très courtes histoires livrées par l’auteur au gré de ses observations et réflexions entraînent le lecteur hors des sentiers battus : sont-ce des poèmes? des fragments? des aphorismes? Tout cela à la fois sans doute, même si Walis Nokan en souligne l’épure fictionnelle (lire à ce propos l’interview que nous a accordée Walis Nokan).
On passe de l’une à l’autre, un peu déconcerté au début par la multiplicité des narrateurs, des optiques et des ouvertures d’angle. Ici, l’auteur esquisse une autobiographie aux accents de légende, là il s’attache à des détails de son environnement quotidien, là encore il évoque les songes de sa tribu, mais déjà il dialogue avec quelque écrivain vivant sous d’autres cieux et à une autre époque. Kaléidoscope.
Le lecteur en quête d’une « littérature aborigène » faite de récits de chasse et d’histoires de la tribu en est pour ses frais. Non que Walis Nokan tourne le dos aux Atayal et autres peuples autochtones de Taïwan : leurs cultures, leurs traditions — et leurs rêves — sont largement convoqués. Mais il est clair que l’auteur n’entend pas se laisser enfermer dans un genre préconçu. En multipliant les histoires et points de vue, il s’octroie au contraire l’immense liberté de conduire le lecteur au gré de ses propres errances ou fixations mentales.
Chaque histoire a sa chute et parfois sa morale (ou sa pointe d’ironie), s’apparentant au « plus petit tout possible » que Robert Musil voyait dans l’aphorisme. La polyphonie et l’humour écartent toutefois tout effet péremptoire et soulignent au contraire l’humilité du romancier qui se fait avant tout traducteur du monde qui l’entoure : tribu, village, salle de classe, bibliothèque, montagne, île de Taïwan toute entière — mais un Taïwan ouvert aux histoires et vents du monde entier. Coraline Jortay, à qui l’on doit la version française de ces « micronouvelles », prolonge cet effort de traduction avec créativité et élégance, assurant avec brio la« dernière ligne droite » de leur livraison jusqu’au lecteur francophone.
Comme l’explique Gwennaël Gaffric dans la préface de l’ouvrage, ces univers fictionnels miniatures sont organisés en grands chapitres à la manière d’étoiles dans une constellation. Inutile ici d’analyser plus avant la prose de Walis Nokan, la préface donnant les clés essentielles pour déchiffrer ce ciel étoilé. Gardons plutôt à l’esprit ce fauteuil à bascule magique évoqué par Walis Nokan dans l’une de ces « micronouvelles », ignoré par les adultes et dont seul un enfant découvre le pouvoir. On aurait tort de passer à côté des petits sentiers qui s’échappent des grandes artères littéraires !