Son nom de plume, directement inspiré du « rêve d’un papillon » (夢蝶, meng die) du penseur taoïste Zhuangzi (莊子, aussi transcrit par Tchouang-tseu, IVᵉ siècle av. J.-C.), est en soi tout un programme. Zhou Mengdie (周夢蝶, aussi transcrit par Chou Meng-tieh, 1921-2014) fait l’objet d’un recueil en français, Une Lampe dans la forêt dense, paru fin 2018 aux éditions Circé, dans la collection « Poésie de Taïwan ». A l’image peut-être de l’antique philosophe auquel elle a associé son nom, cette figure majeure de la poésie contemporaine en langue chinoise fascine et intimide à la fois.
La vie de Zhou Mengdie est d’abord l’histoire d’un déchirement. Né dans la province chinoise du Henan, il est enrôlé dans l’armée nationaliste qui, défaite par les forces communistes, se réfugie à Taïwan en 1949. Ayant laissé derrière lui mère, femme et enfants, il publie ses premiers poèmes à Taipei alors qu’il est encore dans les rangs de l’armée. Démobilisé, il se fait petit libraire et participe à la vie des cercles littéraires taïwanais. Profondément inspiré par les écrits bouddhiques, il mène une vie de retenue et de dénuement marquée par la méditation, jusqu’à incarner aux yeux du public une figure d’ermite.
Sa poésie tout entière est une entreprise d’élévation de l’âme, un cheminement spirituel vers l’éveil ancré dans les traditions chinoises du bouddhisme chan et du taoïsme. D’accès parfois difficile, elle peut, par ses atours mystiques et la symbolique qu’elle déploie, déconcerter le lecteur.
La sélection de poèmes proposée et traduite par Alain Leroux entend justement lever cette hésitation. Ayant choisi des poèmes écrits à diverses étapes de la vie du poète, Alain Leroux montre dans une brève préface comment cette poésie prend les traits d’un homme en marche au regard tourné vers l’intérieur de lui-même. La poésie de Zhou Mengdie, explique-t-il, est cheminement autant que récit de ce cheminement.
Marquée par une douleur à la fois infinie et féconde, elle mobilise des motifs proprement bouddhistes, taoïstes ou tirés de la littérature classique chinoise. On y trouve aussi des métonymies récurrentes — la neige, le feu, le sang — qui donnent leur coloration blanc et rouge à des textes d’une grande densité.
Si elle puise dans les thèmes du rêve et de l’éveil, la langue de Zhou Mengdie reste volontairement contrainte, comme si cette retenue était nécessaire pour mieux progresser vers la conscience de soi. Souvent, les poèmes recèlent en leur cœur des séquences circulaires, symétriques ou enchaînées (à l’aide de chiasmes, de structures en miroir ou encore d’anadiploses) qui évoquent des aphorismes ou des formules sacrées autant qu’une pensée en action, ouverte sur le reste du poème.
Quant à l’homme, il ne s’efface jamais complètement derrière cette quête. Ses allers-retours, ses contradictions, son rire font aussi partie d’un cheminement dont la poésie garde les traces. En découlent des effets de rythme que la traduction d’Alain Leroux prend en compte avec un soin infini.
Au fil de l’œuvre, les poèmes sont aussi davantage ancrés dans la vie quotidienne, une vie solitaire mais au sein de laquelle les contemporains de Zhou Mengdie laissent une empreinte discrète. Ces poèmes tardifs sont marqués par un certain apaisement.
Avec Zhou Mengdie, l’écriture est expérience. Autrement dit, il n’est pas simplement question de rêver d’un papillon mais, en chemin, de « se faire Zhuang Zhou » (le vrai nom de Zhuangzi). La lecture de cette poésie dense et tendue vers l’éveil est parfois ardue mais, peu à peu, la marche du poète imprime son rythme sur le lecteur et l’invite à progresser à ses côtés.
Pierre-Yves Baubry