Sous le polar, Taiwan

Dramaturge dont le couple est en crise et qui finit par en vouloir à la terre entière, Wu Ch’eng plaque tout pour devenir détective privé. Il ne déborde pas d’ambition : la mission qu’il s’assigne consiste avant tout à se sauver lui-même. Installé dans l’un des quartiers les plus quelconques de Taipei, il règle sans grande difficulté une première affaire, avant de s’intéresser à la traque du premier serial killer de l’histoire de Taiwan. Celui-ci sévit justement dans ce coin de la capitale, et l’intérêt porté par Wu Ch’eng à l’affaire finit par éveiller les soupçons de la police qui en fait bientôt son suspect numéro un. Pris au piège, le détective privé néophyte doit trouver le moyen de s’innocenter — et sans le doute le plus simple est-il de débusquer le véritable coupable, lequel semble prendre un malin plaisir à se faire passer pour son double.

Avec Rue du dragon couché (私家偵探 – Private Eyes), publié en 2011 à Taiwan, Chi Wei-jan (紀蔚然) aborde comme son héros de nouveaux territoires : il s’agit du premier roman écrit par cet auteur de nombreuses pièces de théâtre. D’ailleurs, plutôt qu’un roman policier classique, il s’agit d’une fiction dont le personnage central est un détective, lui-même issu du milieu du théâtre. 

Certes, on y retrouve certains attributs du polar : meurtres, filatures, interrogatoires et une intrigue policière dont les ressorts puisent dans la religion bouddhique et la culture locale. On a aussi en la personne de Wu Ch’eng une figure d’anti-héros qui, ayant tout raté, pose sur le monde un regard largement désabusé. Toutefois, l’essentiel pour Chi Wei-jan n’est pas de tenir le lecteur en haleine.

L’édition originale du roman.

A travers les yeux du personnage principal, et à coups de longs monologues, il pose un regard aiguisé sur la société taïwanaise, sa vision de la culture (« A Taiwan, les bibliothèques ont en général une fonction purement décorative »), les dysfonctionnements de sa police et de ses médias, son rapport à la loi et à l’ordre (« En manière générale, tout ce qui est interdit par le gouvernement, les gens se font un devoir de le faire »), au point presque de souligner le caractère totalement improbable de l’intrigue servant de fond au roman.

Notre nature première, c’est quand même le désordre. Désordre de l’environnement urbain, désordre de la circulation automobile, désordre de la circulation piétonne, désordre des conversations, désordre de l’identité, désordre de la pensée. D’un côté, une population ancrée dans ses vieilles habitudes et qui se moque du qu’en-dira-t-on, de l’autre, une raison qui ne sait où elle va. Autant dire qu’une société qui se compose d’un tel panier de crabes ne saurait fournir le terreau nécessaire à l’émergence de tueurs en série.

Ainsi, l’intrigue policière suit son cours comme pour mieux laisser le récit braquer ses feux sur Wu Ch’eng. A travers lui, l’auteur dresse le portrait irrésistible d’un Taiwan incorrigible, ancré dans une histoire complexe (le quartier où se déroule l’intrigue est proche de Fuzhoushan, colline où de nombreuses victimes des Evénements du 28 février 1947 – le « 228 » – ont été enterrées).

Rue du dragon couché est une lecture savoureuse qui bénéficie d’une très bonne traduction d’Emmanuelle Péchenart. A vous mettre sous la dent cet été si cela n’est pas déjà fait !

 

Pierre-Yves Baubry

N.B. : c’est un détail mais ce qui semble se référer au peuple hakka (客家人) est rendu dans cette traduction par « akha », graphie qui correspond à un autre groupe de population, au Laos. Il faudrait se reporter au texte en mandarin, ce que nous n’avons pas fait, pour percer à jour ce petit mystère.

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