La Guerre des bulles, coup de force enfantin

C’est un petit faubourg de montagne, bâti entre les lacets d’une route construite pour la desserte d’un ancien site industriel. L’endroit n’a jamais été raccordé au réseau d’eau courante. Aussi, lorsque la sécheresse menace, les habitants n’ont d’autre choix que de se ravitailler à un camion-citerne envoyé de la ville voisine.

Aux yeux des enfants, les adultes ont l’air d’accepter passivement l’épuisement des réserves d’eau et la menace qu’il fait peser sur la survie du faubourg. Et puis il y a les chiens sauvages, toujours plus nombreux et menaçants, et les noyades d’enfants dans le ruisseau – autant de problèmes non résolus par des adultes fuyant leurs responsabilités. Qui plus est, le désengagement civique des adultes est tel qu’une minorité d’entre eux peut détourner les procédures démocratiques pour stigmatiser tel ou tel habitant.

C’est aux enfants d’agir, décident ces derniers, menés par leur « général », Gao Ding, et par cinq « capitaines » aux personnalités complémentaires. Armés de jouets en plastique et précédés d’une myriade de mystérieuses bulles, ils prennent un matin le contrôle du faubourg, désormais coupé du monde. L’opération d’occupation a commencé.

De prime abord, le lecteur ne peut qu’être surpris par la facilité avec laquelle les enfants s’emparent de ce faubourg, mais il est vrai que ce monde en vase clos suit des règles proprement merveilleuses. Certaines, comme l’existence de spectres, d’esprits et de fantômes, appartiennent à l’horizon taïwanais. D’autres puisent leur origine dans les contes ou les dessins animés. D’autres encore naissent de la magie des mots : ainsi de ces « champignons-cuisses-de-poulet » (l’appellation vernaculaire d’une variété de champignons) mis en culture par les enfants et qui se transforment miraculeusement en volailles pour nourrir la population. Dans ce monde merveilleux, pourquoi les pistolets en plastique ne pourraient-ils pas sembler menaçants ?

La Guerre des bulles est donc d’abord le récit d’une prise de pouvoir. Le jeune âge des protagonistes ne change rien à l’affaire, on retrouve toutes les étapes d’un coup d’Etat : faillite du pouvoir en place, planification d’une insurrection, coup de force, instauration de nouveaux cadres, organisation des tâches collectives, mobilisation permanente, surveillance des possibles traîtres… Kao Yi-feng (高翊峰) propose d’emblée une réflexion sur le pouvoir et son exercice.

Le récit s’organise autour de la figure de Gao Ding, inspirateur et chef désigné, sur les épaules duquel repose la responsabilité de l’occupation et qui jouit, au départ tout du moins, d’une autorité incontestée. C’est lui qui, à chaque étape, s’efforce de préserver la double légitimité de l’occupation du faubourg : celle-ci doit être menée par les enfants et permettre de résoudre les problèmes laissés en déshérence par les adultes. C’est vers lui encore que tous se tournent lorsqu’une question inédite surgit. C’est lui toujours qui soupèse la pertinence du recours aux restrictions, aux punitions et à la violence. C’est lui enfin qui se tient prêt à s’offrir en sacrifice pour la cause commune.

Un récit d’enfance

Des adultes, il n’est que très peu question dans La Guerre des bulles, paru en 2014 à Taïwan et en 2017 en France chez Mirobole Editions. Effacés, ils acceptent la nouvelle situation d’autant mieux que leurs intérêts personnels ne sont pas menacés. Seules trois figures d’adultes se dégagent : le délégué du comité de gestion, sacrifié pour l’exemple au début de l’occupation mais dont le spectre continue à déambuler dans le faubourg ; un vieil homme élevant des chiens et qui détient une part du secret de l’origine des chiens sauvages ; ainsi qu’une sorcière habitant aux abords du village et dont l’âge est incertain, comme bloqué entre l’enfance et l’âge adulte. Parce qu’ils sont à part, ces trois personnages font figure d’interlocuteurs pour les enfants du faubourg, lesquels ne leur font pas entièrement confiance.

L’hostilité manifestée à l’égard des adultes se heurte toutefois à la logique : les enfants sont destinés à grandir et à devenir eux aussi des adultes. Butant sur cette pensée, Gao Ding et ses congénères tâtonnent pour y apporter des réponses pratiques et symboliques. Ce tâtonnement est plus généralement le moteur d’un récit dont la temporalité n’est pas bien établie : les repères des mois et des saisons sont flous, les enchaînements pas forcément chronologiques (il va sans dire que cela a dû donner du fil à retordre au traducteur, Gwennaël Gaffric). C’est comme si l’on était dans un jeu d’enfants dont les règles évoluent ou apparaissent au fil des péripéties. En raison peut-être de cette ligne de narration flottante, le livre n’est pas exempt de quelques longueurs.

On se laisse néanmoins capté par l’écriture très visuelle, presque cinématographique, de Kao Yi-feng, en même temps que par un sentiment d’inquiétude croissant. Des phénomènes s’accumulent qui manifestent une menace grandissante, celle des chiens sauvages en particulier. Au merveilleux succède peu à peu l’étrange. La peur s’instille, le huis-clos devient étouffant. Est-ce à ce prix que l’on devient adulte ? Le personnage de Gao Ding est particulièrement touchant sur ce point, jusqu’a l’explosion finale de la bulle qu’est aussi ce roman.

Un roman taïwanais qui ne se laisse pas enfermer

Kao Yi-feng inscrit cette histoire dans le paysage taïwanais. Le faubourg est doté d’une statue du généralissime, des typhons sont scrutés dans le ciel, des camions-poubelles annoncent leur passage en musique, des chiens errants surgissent au détour d’une route, les enfants regardent à la télévision les héros du po-te-hi (le théâtre de marionnettes)… Toutefois, ces références sont apportées par touches légères. En restant relativement flou sur la localisation géographique et temporelle (les noms des dessins animés et des jouets semblent pointer vers les années 80 ou 90, mais sans certitude), Kao Yi-feng donne à son récit une portée universelle.

Est-ce à dire que Taïwan n’est ici qu’une toile de fond ? Certains, comme le préfacier de l’édition originale taïwanaise, Chen Fang-ming (陳芳明), ont fait le lien entre La Guerre des bulles et le mouvement des tournesols de 2014 à Taïwan, marqué par l’occupation du parlement par des jeunes reprochant à leurs aînés le bradage du pays. Pour autant, comme nous l’a rappelé Gwennaël Gaffric, le roman a été écrit avant le déclenchement de ce mouvement.

Roman sur l’enfance et sur la politique, La Guerre des bulles est porteur d’une réflexion sur les frontières – géographiques et politiques mais aussi entre les âges, les espèces, le monde réel et surnaturel. C’est cette polysémie qui fait sa force. Un roman étrange qui grignote l’esprit (j’ai dû tuer le roi des chiens sauvages dans une vie antérieure).
Pierre-Yves Baubry

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s