Un intérieur éclairé entraperçu depuis le seuil d’une porte : une pendule ronde, une petite chaise, un calendrier accroché au mur. Près des montants extérieurs de la porte, une sentence calligraphiée sans doute accrochée là au moment du Nouvel An lunaire. La maison basse en briques semble recouverte de tuiles. Son entrée est protégée par un auvent en plastique ondulé maintenu par une structure métallique. Il fait nuit. Le néon accroché sous l’auvent n’est pas allumé. A l’extérieur, on devine des cintres sur lesquels du linge a dû sécher pendant la journée, des seaux et bassines posés au sol, un tuyau enroulé autour d’un extincteur d’incendie, un compteur et un poteau électriques, des fils qui s’y enroulent ou s’en échappent… Au centre, tournée vers la porte, une femme se dresse, telle un spectre. Dès sa couverture, avec cette photographie signée Hubert Kilian, le recueil Taipei – Histoires au coin de la rue porte une promesse d’ailleurs, promesse remarquablement tenue.
C’est donc pour inutilement compliquer les choses que l’on lira Taipei – Histoires au coin de la rue… à Taipei.
Que faire quand l’ailleurs est ici ? Réflexe : fermer (mentalement) les yeux. Ignorer que, déjà, tout a changé. La ville que le lecteur a sous les yeux, celle qu’il habite, visite, arpente ou parcourt selon des itinéraires et des rythmes qui lui sont propres, n’est déjà plus celle racontée par les narrateurs de ces différentes histoires, et encore moins celle que ces derniers (ou les personnages dont ils disent les histoires) avaient investie pendant leur enfance ou leur jeunesse. Cette mue perpétuelle, c’est le motif central de Taipei – Histoires au coin de la rue, un mouvement incessant dont nul ne sort indemne.
Historiquement, Taipei s’est étendue d’ouest en est. On devine ce glissement au fil des pages de l’ouvrage. En relevant sur la carte de la ville les lieux mentionnés dans Taipei – Histoires au coin de la rue, on s’aperçoit plus précisément que les récits d’enfance et de jeunesse (situés dans les années 70 et 80) se passent dans l’ouest et le sud-ouest de la capitale taïwanaise (marché de Chunghua, marché circulaire, quartier Bo’ai, quartier des universités) ou de ses faubourgs (Yonghe). De Jane Jian (簡媜) et son « Petit Bassin de Taipei », à Wu Ming-yi (吳明益) et son « Histoire de toilettes », en passant par Lin Yao-teh (林燿德) et Lo Yi-chin (駱以軍), les personnages y restent dans un périmètre restreint, celui voisin du domicile familial ou de l’école, ou alors circulent du nord au sud de la ville, le long des axes intégrés de longue date au paysage urbain. Les intrigues plus contemporaines s’aventurent légèrement plus à l’est, mais nulle trace ici de l’iconique tour Taipei 101 ni du nouveau quartier des affaires de Xinyi ; pas de signe non plus de « l’art de vivre » que Taipei a forgé au fil des ans, entre plantes au balcon, parcs urbains, boutiques de mode et cafés branchés : ce Taipei « moderne », dont d’aucun trouveront qu’il manque encore d’âme, n’est pas celui que l’on convoque pour des « histoires au coin de la rue ».
Ces récits « au climat parfois âpre, sombre et violent » (selon les mots de l’éditeur) portent les traces de ces glissements successifs, les séquelles de la reconstruction permanente de la ville sur elle-même, avec tout ce qu’elle détruit et engloutit, et tout ce qu’elle fait jaillir. De texte en texte, on partage avec les auteurs ce besoin de nommer les lieux (démarche qui donne toute sa force au Mémorial de Tchang Kaï-chek de Lo Yi-chin, par exemple) pour mieux les faire réapparaître, à la manière d’un Wu Ming-yi. On ressent aussi la dureté de cette ville peinte d’un seul bloc par Walis Nokan, ou tragiquement saisie sur un pont par Chi Ta-wei (紀大偉). Les êtres – cela est le plus frappant dans les nouvelles de Chang Wan-k’ang (張萬康) et de Chou Tan-ying (周丹穎) – semblent n’avoir d’autre issue que de s’enfermer sur eux-mêmes, comme pour mieux se protéger de la ville et de ses habitants.
Taipei change constamment. Les histoires sombres ici mises à la portée des lecteurs francophones appartiennent-elles pour autant au passé, simples témoignages d’une époque récente, certes, mais déjà révolue ? Certains de leurs ressorts, qu’il s’agisse du clivage entre « continentaux » et Taïwanais « de souche », ou des préjugés envers les gens « hors normes », ont aujourd’hui été mis quelque peu en sourdine, mais sans doute peuvent-ils retrouver de la vigueur dans certaines circonstances. Surtout, le pas-de-deux entre Taipei et ses habitants, fait de mues successives et d’adaptations précaires, toujours à recommencer, a de beaux jours devant lui.
Un mot pour finir des chroniques gastronomiques de Shu Kuo-chih (舒國治) insérées entre les récits. Elles sont succulentes, et viennent en contrepoint dessiner un portrait plus enjoué de la capitale taïwanaise. Toutefois, l’inquiétude liée à la possible disparition de certaines bonnes adresses apparaît en filigrane. Dans ce Taipei qui engloutit tout, durer est tout un art…
Pierre-Yves Baubry