C’est sur la promesse de découvrir Fudafudak, « l’endroit qui scintille » dans la langue des aborigène Amis, que la bédéiste taïwanaise Lin Li-chin (林莉菁) a décidé de séjourner en 2014 à Dulan, dans les environs de Taitung, sur la côte sud-est de Taïwan. Cette expérience initiatique fournit le propos de cet album publié aux Editions çà et là et dont le thème central est la vie des populations autochtones formosanes. Au seuil de l’ouvrage, à travers l’étreinte onirique entre le visage d’une femme autochtone et le relief de la côte pacifique figurant sur la couverture, la même promesse de découvertes scintillantes est faite au lecteur. Elle sera tenue.
Dès le premier chapitre de Fudafudak, Lin Li-chin règle son compte au mythe de Wou-Fong, longtemps symbole de l’action « civilisatrice » des Hans envers les « barbares » autochtones. On retrouve ainsi d’emblée la critique des manuels scolaires en cours à Taïwan avant la réforme des programmes des années 2000, déjà largement développée dans le précédent album de l’auteur, Formose. Mais cette entrée en matière permet aussi à l’auteur de mettre en scène sa rencontre avec un Taïwan qui lui était jusqu’alors relativement inconnu : la vie rurale des communautés aborigènes du sud-est de l’île. C’est Hsiao-Ching, une amie taïwanaise (non autochtone) installée sur place qui sert de guide à l’auteur, laquelle joue le même rôle vis-à-vis du lecteur.
Par le truchement de l’aventure du « retour à la terre » de Hsiao-Ching racontée par Lin Li-chin, nous découvrons ainsi la vie des villages aborigènes de la région, et, au fil de scènes successives, certains des enjeux identitaires, économiques, sociaux et culturels ayant trait à ces communautés : la pratique de la chasse, l’exode rural, l’exploitation touristique des terres ancestrales, le rôle des églises dans l’affirmation identitaire et la sauvegarde des langues austronésiennes, la lutte contre le stockage des déchets nucléaires à proximité de villages aborigènes et l’attitude ambivalente des élus et fonctionnaires, ou encore le comportement irrespectueux de certains touristes venus assister aux cérémonies traditionnelles…
Le récit est souvent didactique, mais toujours ancré dans une histoire, une anecdote ou une rencontre. L’auteur, qui se dessine au début de l’ouvrage souvent en retrait ou dans un rôle de « petit reporter » marquant son étonnement, prend peu à peu ses marques, participant aux travaux agricoles ou aux activités communautaires, et apprenant quelques mots dans différentes langues austronésiennes parlées sur place. Cette familiarité rapidement acquise témoigne de l’hospitalité des habitants de la région et permet au lecteur de rapidement s’attacher aux personnes dont Lin Li-chin dresse le portrait.
Sur le plan graphique, le dessin de Lin Li-chin, qui s’affranchissait volontiers des cadres dans Formose, est ici davantage organisé en vignettes, ce qui rend très fluide la narration. Cette régularité est interrompue lorsque sont évoqués des souvenirs ou des rêves (les rêves et leur interprétation sont des composantes essentielles des cultures austronésiennes de Taïwan). Le cadre s’élargit alors en sorte de fresque, où le dessin prend des accents poétiques. Par ailleurs, une grande attention est portée au détail des tenues traditionnelles aborigènes, en opposition aux approximations souvent commises par le discours officiel au fil des décennies.
En fin d’ouvrage, en évoquant le passage sur place d’un dessinateur français, l’auteur esquisse un modèle de découverte de cette région de Taïwan et de ses habitants, non sans conclure par un joli pied de nez aux promoteurs immobiliers de tout poil. Une lecture à la fois riche et pétillante.