Littérature taïwanaise au temps du Japon : une soirée multilingue et animée

Il y a quelques mois, Yassine et Thomas, deux Français, ont ouvert un petit bar, 倆人 O2amis, au sein du Flip Flop Hostel, une auberge située à deux pas du Musée d’art contemporain (MOCA) de Taipei et à quelques encablures de la gare centrale. Soirées d’échanges linguistiques, concerts… : les deux amis ont d’emblée souhaiter donner un tour culturel à leur entreprise. C’est sur leur invitation que « Lettres de Taïwan » y a organisé le 27 juillet une soirée de lectures et d’échanges sur les écrivains taïwanais durant la colonisation japonaise (1895-1945). Celle-ci était animée par Pierre-Yves Baubry (博磊), fondateur de « Lettres de Taïwan », Shake, artiste visuelle taïwanaise, et par Hsieh Chwen-ching (謝淳清), qui enseigne notamment à l’Université des arts de Taipei.

La soirée a rassemblé environ 30 participants d’âges et d’origines variés. D’emblée, les trois animateurs ont rappelé qu’ils n’étaient pas des spécialistes de la littérature taïwanaise de cette période mais qu’ils souhaitaient partager leurs découvertes de lecteurs, permettre à chacun de s’intéresser à des auteurs parfois méconnus, et, à la faveur de lectures effectuées en plusieurs langues, pénétrer plus avant dans l’intimité de quelques textes.

Longtemps, en effet, la littérature taïwanaise écrite pendant la colonisation japonaise a été placée au second plan, voire complètement éludée. Puis, certains auteurs de cette période ont été redécouverts, en même temps qu’on célébrait dans leurs œuvres un esprit de « résistance » à « l’envahisseur » nippon ou l’émergence d’une « conscience nationale taïwanaise ». Ce faisant, d’autres auteurs de la même époque étaient jugés sévèrement pour leur bienveillance à l’égard du mouvement d’assimilation japonaise et souvent laissés de côté.

A Taïwan, la démocratisation a finalement permis d’aborder ces écrits avec davantage de mesure, en prenant en compte leurs mérites littéraires plutôt que leur seule orientation idéologique. Qui plus est, ces dernières années, certains de ces textes écrits à l’origine en chinois ou en japonais ont été traduits en anglais et en français, comme l’illustre la récente parution en français du Petit Bourg au papayers, volume d’une anthologie des nouvelles taïwanaises justement consacré à cette période.

Shake (au centre) a brièvement présenté son projet artistique « Unfolded Taiwan History Book »

Le 27 juillet, dans un premier temps, Shake a brièvement présenté son projet artistique « Unfolded Taiwan History Book », élément d’une installation qu’elle montrera cet automne à New-York, aux Etats-Unis, et qui place en vis-à-vis les traités internationaux ayant porté sur Taïwan au fil des siècles et des extraits d’œuvres littéraires des époques correspondantes. Pierre-Yves Baubry a ensuite dressé un rapide panorama historique de la période coloniale japonaise.

Puis, des extraits de textes de quatre auteurs ont été lus : « Une balance » 〈一桿「稱仔」〉 de Lai He (賴和), « Les Gens du pays » 〈原鄉人〉 de Zhong Li-he (鍾理和), « Le Volontaire » 〈志願兵〉 de Chou Chin-po (周金波), et « Courant impétueux » 〈奔流〉 de Wang Chang-hsiung (王昶雄) – les référence exactes des textes sont indiquées à la fin de cet article. Si ces deux premiers auteurs sont généralement connus des lecteurs taïwanais, les deux derniers sont plus confidentiels. Comme l’ont noté des participants taïwanais lors de la discussion qui a suivi les lectures, Chou Chin-po et Wang Chang-hsiung ne figurent d’ordinaire pas dans les manuels scolaires, en tout cas pas dans ceux qui avaient cours il y a une vingtaine d’années. Selon l’hypothèse avancée lors de la discussion, le fait que ces auteurs aient écrit leur œuvre en japonais et aient été perçus comme pro-japonais par le gouvernement nationaliste chinois du Kuomintang, explique cela.

L’un des défis de la soirée a consisté à présenter les auteurs, les nouvelles choisies, et à lire ces dernières, en quatre voire cinq langues : le mandarin (et, dans le cas du texte de Lai He, le taïwanais), le japonais (langue d’écriture de deux des nouvelles), l’anglais et le français. Lors de la discussion, questions et réponses étaient traduites dans au moins une autre langue par les intervenants eux-mêmes ou par les animateurs de la soirée. Cela a donné à cette rencontre un caractère un peu expérimental, où l’auditoire n’était pas censé comprendre tout, tout le temps, mais où la communication a toujours été possible.

En lisant ces extraits d’œuvres non seulement en mandarin et en japonais, mais aussi en anglais et en français, et en invitant à la discussion dans ces quatre langues, les animateurs ont fait le pari d’un jeu de miroirs faisant surgir des questions sur les textes eux-mêmes.

Par exemple, pour « Une balance » de Lai He, il a semblé adéquat de lire le texte en mandarin, tout en passant au taïwanais pour les dialogues. Fallait-il pour autant prononcer certains mots en japonais ? La traduction anglaise, réalisée par le journaliste et ancien diplomate taïwanais Joe Hung (洪健昭) et publiée il y a quelques années dans le quotidien The China Post, pouvait le laisser penser. Le traducteur y expliquait dans une note que « chikusho » (畜生) était un juron japonais signifiant littéralement « bête » ou « animal » mais pouvant être rendu par un simple « damn! » en anglais. Dans la version française, les traducteurs Angel Pino et Isabelle Rabut, ont quant à eux opté pour le français « espèce de porc », donnant à l’interjection un sens sans doute un peu fort par rapport à l’intention de l’auteur, selon les impressions de plusieurs participants à la soirée.

D’autres échanges ont porté sur les différentes traductions chinoises du texte de Wang Chang-hsiung, « Courant impétueux ». Publiée en japonais en 1943, cette nouvelle a connu au moins six traduction en mandarin, a expliqué Shake, dont l’une réalisée bien après la fin de la colonisation nippone et revue par l’auteur en personne. Celle-ci comporte de multiples coupes, ayant généralement trait à la question de l’identité japonaise, signe que l’auteur a sans doute cherché à atténuer la teneur de son texte. Les traductions anglaise et française, au contraire, ont été réalisées directement à partir de l’original en japonais, donnant au lecteur accès au texte complet.

Bien d’autres questions ont été évoquées, sur l’existence d’écrivains femmes à cette époque, sur l’attitude du colonisateur japonais en termes de censure des textes littéraires publiés à Taiwan, sur les différences entre la colonisation nippone à Taïwan et en Corée, ou encore sur le rapport des Taïwanais au Japon aujourd’hui. Ces discussions se sont poursuivies bien après la fin « officielle » de la soirée, à propos notamment de l’identité taïwanaise et de l’héritage japonais à Taïwan.

(Photos aimablement fournies par le bar Ô2amis)


Références des textes lus lors de la soirée :

« Une balance » 〈一桿「稱仔」〉 de Lai He (賴和)

  • version en mandarin : texte original, disponible en ligne.
  • version en japonais : 陳逸雄『台湾抗日小説選』(1988、研文)
  • version en anglais : traduit par Joe Hung (洪健昭), publié en mars 2010 sous la forme d’un feuilleton dans le quotidien taïwanais en langue anglaise The China Post
  • version en français : traduit par Angel Pino et Isabelle Rabut, in Le Petit Bourg aux papayers, You Feng, 2016

« Les Gens du pays » 〈原鄉人〉 de Zhong Li-he (鍾理和)

« Le Volontaire » 〈志願兵〉 de Chou Chin-po (周金波)

  • version japonaise :  in『帝国日本と台湾・南方 (コレクション 戦争×文学) 』(集英社、2012)
  • version en mandarin : 周金波集,詹秀娟等譯(前衛,2002)
  • version anglaise : traduit par Hirohaki Sato, in Taiwan Literature English Translation Series, No.37, 2016

« Courant impétueux » 〈奔流〉 de Wang Chang-hsiung (王昶雄)

  • version en japonais : 黒川創編『<外地>の日本語文学選1 南方・南洋/台湾』 (新宿書房、1996)
  • versions en mandarin : traduite par Chung Chao-Chenu (鍾肇政) en 1992 ; traduite par Lin Chung-long (林鍾隆) et révisée par Wang Chang-hsiung lui-même
  • version anglaise : traduit par Sonja Arntzen, in Taiwan Literature English Translation Series, No.20, 2007
  • version française :  traduit par Charlotte Malo-Masuda, avec la collaboration d’Akira Masuda, in Le Petit Bourg aux papayers, You Feng, 2016

 

 

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