Topas Tamapima, L’île des Orchidées

L’universitaire Stéphane Corcuff, directeur de l’antenne de Taipei du Centre d’études français sur la Chine contemporaine, fait pour « Lettres de Taïwan » le compte-rendu de sa lecture de L’Île des Orchidées de Topas Tamapima, ouvrage paru en 2014 aux éditions Ipagine dans une traduction de Christophe Maziere.

Ce qui fait un bon livre, c’est probablement d’abord un bon sujet. Et, en termes de sujet, ce qui n’est pas en décalage produit bien souvent un discours convenu. Parce que le livre dont il s’agit ici est basé sur le carnet de terrain d’un jeune médecin autochtone venu de Taïwan soigner d’autres autochtones d’une toute petite île contrôlée par Taïwan, on est d’emblée dans le décentrement : ni regard d’un Taïwanais sur les Taïwanais, ni regard d’un Taïwanais sur des autochtones, mais regard d’un Bunun sur les Tao, d’un insulaire de la grande île sur des insulaires d’une toute petite île. Avec en toile de fond une différence entre les pratiques médicales, qui se veulent modernes dans un cas, qui sont ancestrales dans l’autre. Et, bien-sûr, la problématique coloniale de la petite île assujettie à la grande. Il y avait là matière à une anthropologie médicale de la domination coloniale.

Vue de Lanyu

Le village d’Ivalino, à Lanyu (Photo: Stella Wong)

Lorsque Topas Tamapima, de l’ethnie Bunun de la grande île de Taïwan, achève son service militaire, il décide de prendre un poste dans le minuscule dispensaire de médecine occidentale de l’île des Orchidées, au large de Taïwan. Découverte par La Pérouse en 1787, celle-ci a été intégrée à la colonie taïwanaise par les Japonais avec le transfert de souveraineté sur Taïwan entre les Mandchous et le Japon en 1895, mais alors volontairement coupée de Taïwan et protégée de toute influence. C’est en 1950 que les Chinois, devenus maîtres de Taïwan en 1945, ouvrent la première école, pour commencer à « civiliser » l’île. Une île peuplée d’une autre ethnie d’Austronésiens, les Tao, qui n’a pas plus à voir avec celle de l’auteur (les Bunun) qu’avec les Taïwanais de souche han, ceux qui ont peu à peu grignoté puis peuplé les terres des autochtones de Taïwan depuis le XVIIe siècle. Rien à voir si ce n’est un point géopolitique commun : si ces ethnies sont toutes différentes, et ne sont pas réductibles au vocable taïwanais globalisant des « Aborigènes de Taiwan » (臺灣原住民), ou pire encore, de ce que la Chine appelle collectivement « le peuple montagnard de Taiwan » (台湾高山族), elles sont toutes sous domination des Taïwanais d’origine chinoise. Leur destin de peuples associés dans un même ensemble géographique et administratif – Taïwan et ses dépendances, une notion qui leur a été imposée – s’est forgé à travers la lente co-colonisation de l’île, d’abord hollandaise, puis chinoise, puis sino-mandchoue (du début du XVIIe siècle à la fin du XIXe siècle), puis japonaise (1895-1945), puis enfin de la Chine nationaliste après 1945.

9791091749374Nous sommes à la fin des années 80. Le moment importe, car Taïwan est alors une île dont l’économie décolle, mais qui sort à peine de la loi martiale. Son internationalisation est faible, et ce n’est que durant la décennie suivante que l’on verra peu à peu le regard des Taïwanais sur les autochtones changer. Revers de leur inculture, et du sentiment de leur centralité, les Taïwanais d’ascendance chinoise méprisent ou craignent, depuis des centaines d’années, ces « barbares » des montagnes de la grande île de Taïwan, dont ils ignorent largement la sophistication des rites, des lois non écrites, de la « pensée sauvage », de la culture matérielle, en dépit de multiples liens de commerce et d’alliances matrimoniales qui se nouent depuis le XVIe siècle. C’est ce qui change peu à peu – et encore, de manière bien lente et bien incomplète – avec l’introspection identitaire à Taïwan et le conflit identitaire croissant avec la Chine : la seule, la vraie, dont Taïwan est tout sauf une province insulaire.

Nous sommes donc dans un jeu de poupées russes du mépris, de l’ignorance, de l’assujettissement et de l’impérialisme : l’île de Botel Tobago (l’île des Orchidées), dominée par Formose (Taïwan), elle même tour à tour dominée par le continent ou objet de son irrédentisme, mais dans tous les cas incomprise et largement méprisée. Alors, autant repartir au degré le plus local de cette chaîne du mépris et de la méconnaissance : le plus local, le bout de la chaîne, la petite île au large, et l’action d’un jeune docteur, trop autochtone pour être  méprisant, trop médecin pour ne pas être, parfois, un peu paternaliste.

Dans ce mouvement d’introspection qui recompose les discours identitaires depuis les années quatre-vingt-dix, la composante ancestrale de Taïwan, celle des autochtones « racinés », va être redécouverte par les entrepreneurs d’identité comme cette preuve vivante que Taïwan n’est pas chinoise, puisqu’elle est avant tout autochtone, avant cet élément impérialement rajouté.

C’est toute l’ignorance des Taïwanais sur les nations austronésiennes de l’archipel que nous permet de voir ce médecin, par son regard, celui des touristes, et l’écho lointain de Taïwan qu’on entend dans cette île où viennent mourir les vagues du Pacifique, et encore largement intouchée au début des années soixante-dix, quand une Véronique Arnaud y fit ses premiers terrains ethnographiques1. Le décalage, c’est aussi celui du temps : Taïwan est déjà très « avancée » vers la société polluante, consumériste et bientôt globale, tandis que l’île des Orchidées reste à l’époque très « en retard » de développement, relativement à l’écart du tourisme et préservée dans son environnement.

Préservée, mais pas pour tout. Déjà, les touristes arrivent, arrachant des fleurs et nourrissant un commerce paternaliste entre dominant et dominé. Les militaires han, eux, sont là depuis longtemps, enfonçant à l’occasion une chèvre dans leur voiture, qu’ils veulent récupérer pour la manger, au grand dam de son propriétaire tao qui ne comprend pas qu’après avoir été dédommagé de la mort de sa chèvre, on veuille en plus lui prendre son cadavre. Mais surtout, surtout, l’île est déjà le lieu de dépôt des déchets nucléaires de la société taïwanaise énergivore, qui y entrepose son combustible irradié dans des fûts problématiques mais protégés par un discours rassurant qui ne rassure personne. Ainsi, à la distance géographique significative, à l’altérité ethno-culturelle radicale, au lien de sujétion entraînant « un développement », se rajoute ce contentieux qui brouille tout, faisant périr d’emblée toute tentative de compréhension basée sur un dialogue entre égaux respectueux de l’altérité.

Chèvres traversant la route à Lanyu

Chèvres traversant la route à Lanyu (Photo : Stella Wong)

C’est là que Topas Tamapima était l’homme de la situation. En décalage lui-même, il l’était, puisque Bunun, et rapidement conscient de l’iniquité de la situation, tout autant que sensible à la problématique complexe qui traverse tout le livre : comment développer la situation sanitaire de l’île, devant le manque de moyens alloués, la très difficile communication interculturelle au sujet des soins (tout le monde est grosso modo bien intentionné, là n’est pas la question), de la médecine occidentale, des remboursements… et l’intérêt distant de l’administration de Taipei qui tend l’oreille quand il défend un développement des moyens du dispensaire, pour être happée rapidement par d’autres dossiers « tout aussi urgents ».

Le jeune médecin est alors tour à tour un acteur, un observateur, un ethnographe, un philosophe. Il note au jour le jour la vie au dispensaire, les relations sur place ou dans les villages tao entre lui et les patients, les regards croisés sur les « croyances » (les leurs… les nôtres aussi), qui finissent bien inévitablement par poser la question que tout observateur se pose sur le terrain de l’altérité : en quoi le développement serait-il une valeur nécessairement positive en soi ? Alors que le médecin promet l’hygiène et la médecine, il ne peut que sinon s’incliner devant, du moins accepter de prendre en compte, les logiques culturelles à l’œuvre chez des populations qui ne l’ont pas attendu pour savoir comment mettre un enfant au monde et soigner l’accouchée.

Il y a de nombreuses scènes extrêmement savoureuses, captées sur le vif. On ne les racontera pas ici, bien sûr. Et la liste est longue : la non-scène de l’accouchement ; les petits cochons sur le tarmac ; la scène des lys à l’aéroport ; l’accueil à l’usine de stockage ; le rêve des poissons ; la colère d’une patiente ; les photos sur la plage. Et puis, les scènes où se profile la critique discrète (ou moins) mais systématique du trio développement / colonisation / ignorance (voire mépris) interculturel. De quoi généraliser bien au delà de « l’île des Hommes » (le nom que les Tao donnent à leur île) ?

Cet ouvrage est important pour qui veut comprendre Taïwan. Nous parlions de décalage : tout y est décalage du regard. A commencer par l’homme déplacé. Qui est-il ? Non pas un immigrant déprécié, mais un médecin – avec le prestige social que cela entraîne pour lui. Nous avons dit prestige ? Pas si sûr, en fait. Car se noue entre le médecin et les Tao une relation de besoin dans laquelle reste de la méfiance de leur part. Décalage, jusqu’à ces renversements cocasses de perspectives, comme par exemple Topas, qui outré par ces touristes taïwanais qui prennent en photo les Tao contre de l’argent, propose à des Taïwanaises de faire de même, et de les prendre en photo contre de l’argent, lesquelles lui répondent, outrées, qu’elles « ne sont pas aussi viles ». C’est ce décalage, constant, dans le lieu, le temps, l’objet et son traitement, qui ouvre grand la porte et permet de plonger le regard sur la complexe réalité qui détruit une à une les assurances du monde civilisé, capitaliste et développé, sans pour autant faire l’apologie mièvre d’un monde premier à la beauté sauvage.

Canoë traditionnel, Lanyu.

Canoë traditionnel, Lanyu. (Photo : Stella Wong)

Car Topas Tamapina analyse aussi la réticence des Tao à se soigner, même en cas d’extrême urgence, leurs stratégies d’accommodement avec la colonisation, et l’acculturation qu’ils subissent voire qu’ils acceptent, notamment à travers la logique touristique qui, par l’appât du gain, détruit insidieusement les équilibres fragiles mais tenables à l’œuvre dans  les sociétés encore décalées. Finalement, tout le monde en prend pour son grade, sans qu’il juge pour autant ; tout est question d’angle de vue et de valeurs. Un processus dans lequel, parfois, on se demande s’il n’est pas parfois un peu paternaliste lui-même, le danger à vrai dire qui guette celui qui prend fait et cause pour un peuple minoritaire et colonisé. D’ailleurs, dans ses réflexions au quotidien, Topas Tamapima est confronté à une question complexe : le développement est-il nécessairement bon pour un peuple dit « premier » ? Et peut-on réduire la problématique à la santé, comme si celle-ci était une question indépendante du développement, et que changer l’hygiène pouvait passer sans frais sur les cultures locales ?

Et, si l’objet de ce livre n’est sans doute pas celui-ci, on ne peut pas, en le lisant, comme en réfléchissant au rapport Taïwan-île des Orchidées, ne pas penser au rapport plus grand entre la Chine et Taïwan. La première chose que ferait la Chine en cas d’unification serait de bétonner la sublime côte pacifique de Taïwan pour y construire une série de bases marines et sous-marines destinées à défendre son continent que, pourtant, personne ne menace. On serait reparti pour un tour dans cette chaîne ininterrompue du mépris, de la possession, de l’ignorance et des certitudes.

La qualité éditoriale, de composition et d’impression de l’ouvrage est malheureusement décevante. L’ouvrage a été composé et imprimé à la va-vite ; pourtant l’éditeur n’hésite pas à afficher un prix lui aussi en décalage – par rapport à sa mauvaise facture, cette fois. Le texte a été publié trop vite ; son traducteur a manqué de temps pour relire son texte. Il faudrait des notes, une introduction critique, une carte, et une biographie de l’auteur. On ne peut que souhaiter une prochaine nouvelle édition dans une autre maison d’édition.

Ces remarques ne doivent cependant pas ternir le mérite qu’a le traducteur, Christophe Maziere : son flair et sa connaissance de la littérature autochtone en chinois de Taïwan, d’abord ; ses qualités de traducteur ensuite, sur un texte au vocabulaire riche, imagé et souvent très technique, du fait des références aux animaux, plantes ou vocabulaire médical qu’il lui a fallu maîtriser. On lui sait gré d’avoir introduit en langue française cet ouvrage, drôle, réflexif et très informatif sur l’île des Orchidées, Taïwan et les regards occidentaux et chinois, finalement, sur le monde. Le traducteur lui-même ne fait pas mystère de son souhait de reprendre sa traduction2. Souhaitons qu’une nouvelle édition critique par C. Maziere revienne aussi sur les entretiens qu’il a eu la chance d’obtenir de l’auteur. Est-il un produit du système colonial, question que pose C. Maziere ?3 Est-il lui-même sinisé ? Quel a été son parcours après ce livre ? Comment analyser sa perception et son raisonnement sur les Tao, au delà de ses notions au jour-le jour ? Comment son livre a été reçu en 1998 ? Autant de questions ouvertes qui nous font ardemment désirer une nouvelle édition de ce livre pour donner à l’ouvrage le statut qu’il mérite.

Stéphane Corcuff

Université de Lyon

Centre d’études français sur la Chine contemporaine

Avril 2015

(1) Voir Véronique Arnaud, « Botel Tobago (2011). L’île des hommes », un DVD sorti en 2012 aux éditions du CNRS et présentant une (infime) partie des chants responsoriaux qu’elle a recueillis, analysés et traduits depuis 1971.

(2) Entretien avec le traducteur, Roissy-en-France, 6 avril 2015.

(3) Ibidem.

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