Christophe Maziere : « Faire transiter les imaginaires »

C’est au détour de la préparation d’une thèse de doctorat que Christophe Maziere a traduit L’Île des Orchidées de Topas Tamapima. Une expérience dont il tire un bilan contrasté, entre soif de découverte et déconvenues universitaires et éditoriales. Il répond avec une grande sincérité aux questions de « Lettres de Taïwan ».

9791091749374Comment êtes-vous entré en contact avec lœuvre de Topas Tamapima ?

En 2003, j’ai commencé ma maîtrise. J’étais jeune, j’avais 23 ans et je ne savais pas sur quel sujet travailler. La spécialiste de Taïwan Chantal Zheng, qui enseignait dans ma faculté, m’a soufflé celui de la littérature des Aborigènes de Taïwan. J’ai tout de suite « flashé » car le mot « aborigène » évoquait quelque chose d’exotique, de mystérieux pour moi et sans doute pour plein de gens. Je me suis intéressé à cette littérature. En 2002, un texte de Topas Tamapima avait été traduit et publié dans un recueil de nouvelles taïwanaises intitulé A mes frères du village de garnison. Je me suis donc dit que cet auteur avait l’air connu et j’ai commencé à l’étudier.

Pour ma maîtrise, j’ai traduit trois textes issus d’un autre recueil qu’il a publié – il en a publié trois en tout. Je dois reconnaître un peu avoir traduit ces textes parce qu’il fallait le faire. Je suis quelqu’un qui a un peu manqué de curiosité plus jeune. Mon père, d’origine vietnamienne, ne m’a rien légué du point de vue culturel. A l’époque (1998, 1999), le chinois était une des seules langues asiatiques enseignées dans l’université de ma ville, Aix-en-Provence. Je suis un peu allé vers cette langue pour me réapproprier un orient fantasmé et idéalisé. Dans mon insconcient, la Chine ou Taiwan c’était un peu le Vietnam. Si j’ai fait mes études de chinois en grande partie par quête identitaire, j’ai toutefois appris cette langue un peu comme on apprend le dictionnaire, sans vraiment questionner les choses, et j’ai mis longtemps avant de m’interroger sur ce que représentait la langue, sa syntaxe, son rapport au monde et à l’univers. Ce qui m’intéressait était aussi un peu superficiel : je voulais épater la galerie en parlant chinois de façon fluide. En gros, mon interlocuteur ne m’intéressait pas toujours, ce qui m’intéressait, c’était aussi de parler chinois devant des non sinisants, de façon hyper spontanée, un peu pour les impressionner. Cela aurait été du portugais, de l’espagnol ou de l’anglais que ça aurait été pareil. Sauf qu’il y avait un côté « performance » avec le chinois, car c’est une langue peu pratiquée par des Occidentaux et au capital exotique assez fort. Tout cela était très inconscient et quelque peu… pathologique, je dois bien le reconnaître. Il y avait une forme de sublimation de ma sexualité ou de mon agressivité à travers cet apprentissage du chinois : je me souviens que je me levais souvent à 5 heures du matin pour scander des phrases en chinois pendant des heures, que j’écrivais des caractères chinois des milliers de fois, que je remplissais de petits carnets bilingues (français/chinois) pour verbaliser en mandarin tout ce que j’étais, tout ce que je pensais, tout ce que je voulais dire!

Fort heureusement, il n’y avait pas que le côté « spectacle » comme moteur de mon apprentissage. Je peux sembler m’écarter du sujet en parlant de tout cela, mais je crois que c’est important de connaître le genèse de ce qui a poussé un étudiant à apprendre une telle langue…. et à ensuite faire des traductions littéraires d’un auteur aborigène de Taiwan.

last hunter

Version originale du Dernier chasseur.

Pour en revenir à littérature aborigène de Taiwan, dans les recueils Le Dernier chasseur (《最後的獵人》) et LAmant et la prostituée (《情人與妓女》) de Topas Tamapima, il s’agissait d’histoires de chasse dans la forêt, il y avait tout un tas d’expériences initiatiques qui ont parlé au jeune homme assez immature que j’étais alors. J’ai eu mon master en 2005 et, parallèlement à mon métier de policier, j’ai repris la préparation d’une thèse de doctorat en 2010. C’est dans le cadre de cette thèse (provisoirement abandonnée)que j’ai traduit ce livre, « l’île des Orchidées », qui nous intéresse aujourd’hui.

Où se situe Topas Tamapima parmi les auteurs aborigènes de Taïwan ?

J’ai travaillé sur ce texte et, parallèlement, j’ai essayé de débroussailler ce qu’avaient fait les autres écrivains aborigènes. J’en ai recensé 33 à l’époque. J’ai relevé tout un tas d’écrits différents. Topas Tamapima m’a un peu fait penser à ce qu’avait écrit Frantz Fanon, Peau noire, masque blanc : il regarde les Tao avec le regard d’un Aborigène qui a été fortement sinisé, taïwanisé. D’ailleurs, il est marié à une Han, il est allé à l’université… Il a un profil socioculturel qui est plus élevé que la plupart des autres écrivains aborigènes taïwanais que j’ai croisés. Ce n’est bien sûr pas un reproche, juste une constatation. On ne peut reprocher aux gens de vivre leur vie normalement et de ne pas se contraindre à correspondre à une identité particulière, fantasmée comme « pure » par les personnes non aborigènes. Cela ne remet pas en question la sincérité de l’écriture de Topas Tamapima.

Certains écrivains aborigènes de Taïwan écrivent en mandarin, d’autre écrivent en deux langues – le mandarin et leur langue originelle romanisée/ou sinisée/voire japonisée. Certains mettent la langue en avant, d’autres les traditions, d’autres encore l’environnement. Certains mettent par écrit les mythes et chants traditionnels, décrivent les cérémonies. Dans les écrits de Topas Tamapima, on trouve un peu une conjugaison de tout ça. Il écrit exclusivement en mandarin et il inclut parfois des termes aborigènes transcrits en caractères chinois.

Composite

Version originale de L’Amant et la prostituée

Chez tous ces écrivains, il y a toujours une forte hybridation culturelle, il y a une conjugaison de leur sinitude ou taïwanitude avec leur patrimoine culturel hérité des ancêtres, lequel est mis en avant à des degrés très différents et de manières différentes. Syaman Rapongan, auteur Tao de l’île des Orchidées (appelée aussi Botel Tobago, ou Lanyu [蘭嶼] en mandarin), ne parle par exemple que de l’océan. Topas Tamapima, lui, parle un peu de la montagne. Celle-ci lui sert de cadre esthétique mais n’est pas au cœur de ses écrits.

Comment définiriez-vous le style de Topas Tamapima ?

Je trouve son style assez incisif, assez lapidaire. Les phrases sont courtes et expriment assez peu de sentiments. Il utilise en outre assez peu de mots issus de sa langue maternelle bunun. Son style est relativement peu teinté de la culture de ses ancêtres. Il est fortement taïwanisé et je dirais qu’il a, pour ainsi dire, presque le regard d’un Han sur les Tao de l’île des Orchidées. En comparaison, Syaman Rapongan essaie, lui, de retrouver un regard originel sur ses semblables.

Topas Tamapima fait souvent preuve d’humour et d’ironie dans ses écrits. Par exemple, dans un des textes de L’Île des Orchidées, il parle des touristes venant photographier les Tao portant des « culottes en forme de T » (des espèces de « strings »), et reproche à ces touristes de ne pas vouloir se laisser photographier en bikini sur la plage. En effet, on peut se demander pourquoi les touristes taïwanais chosifient les Tao en les photographiant, alors qu’ils s’insurgent qu’on fasse la même chose avec eux lorsqu’ils bronzent sur la plage. En toile de fond, c’est la domination coloniale des Taïwanais sur les Tao (et plus largements les autochtones taiwanais) que l’auteur dénonce, mais souvent avec un esprit sarcastique.

Vous avez pu rencontrer Topas Tamapima. Quelle importance cette rencontre a-t-elle eu pour votre travail de traduction ?

J’ai commencé à traduire ses textes en 2003, soit avant de le rencontrer. Lors de mon deuxième séjour à Taiwan, fin 2003, je suis allé à sa rencontre. Il habite à Taitung. Je suis allé dans le dispensaire – un coin vraiment paumé, uniquement accessible en bus (Ch’angpin) – où il prodigue des soins à des aborigènes Amis qui habitent les environs.

Il peut y avoir parfois un écart entre ce que le traducteur s’imagine des lieux, des personnages et la réalité. Je voulais ressentir les choses et il fallait que je le rencontre. Je l’ai vu une première fois en 2003 et l’ai revu en 2011. J’ai alors fait une interview de lui qui est disponible sur YouTube.

En 2011, je suis aussi allé sur l’île des Orchidées pour voir les lieux qu’il décrit. J’ai rencontré certains de ses anciens collègues, tout cela pour être en phase avec ce que je lisais et éviter de fantasmer même s’il ne faut pas confondre un auteur avec ses écrits. Ce sont des choses totalement différentes, qui supposent des outils analytiques différents également. Les exemples d’auteurs dont le profil sociologique est peu compatible avec leurs descriptions sont nombreux dans le monde littéraire. Cela ne remet pas forcément en cause le fond de leurs écrits. Mais aller sur l’île des Orchidées m’a aussi permis de mieux visualiser certaines descriptions de Topas : par exemple, celui-ci décrit des grands rochers en forme de têtes de dragon. Je voulais voir quelles dimensions cela revêtait. En rencontrant ses anciens collègues, je me suis aussi rendu compte que Topas Tamapima ne faisait pas l’unanimité. Certains d’entre eux m’ont confié qu’il aimait bien attirer les médias, voire qu’il était un peu tyrannique et orgueilleux. C’est le chauffeur d’une ambulance qui m’a dit cela. Il a travaillé avec lui et ne l’aimait pas du tout apparemment. Cela reste un jugement de valeur très subjectif. Pour ma part, je suis tombé sur quelqu’un de tout à fait charmant.

Pour en revenir à ma traduction, celle-ci est loin d’être parfaite. Je suis revenu aux études taiwanaises cinq ans après l’obtention de mon master et j’avais perdu les automatismes du traducteur. J’ai ensuite quitté la thèse après deux années et demi, un peu avec pertes et fracas, avec une grande part, assumée après coup, de responsabilité. Finalement, le texte a été publié par un éditeur relativement peu connu et sans l’appareil critique et les notes que j’avais préparés. J’ai toutefois voulu le publier, comme pour m’en séparer . J’ai passé environ 1500 heures en une année sur la traduction de ce texte qui, de mon point de vue, et en toute modestie, n’est sans doute pas si difficile à traduire pour un traducteur expérimenté.

L’éditeur a pris le texte clés en main et s’est chargé de la couverture. La traduction aurait mérité quelques mois de travail de plus mais je crois que je n’avais plus la force de travailler dessus. Si c’était à refaire, je le publierais sans doute dans d’autres conditions.

Lira-t-on un jour d’autres textes traduits par vous ?

Je travaille comme enquêteur de police depuis environ huit ans à Paris – je suis actuellement dans une brigade des mineurs à Paris, dans un commissariat d’arrondissement. J’avais commencé cette thèse car j’étais dans une quête effrénée de reconversion, mais je me suis rendu compte que le monde de la recherche était un peu panier de crabes avec une énorme violence psychologique entre chercheurs, entre doctorants, et avec d’importants mécanismes de reproduction sociale, ce que j’ignorais jusqu’alors. J’estime, par exemple, que la transparence sur l’octroi des contrats doctoraux n’est pas toujours faite. Elle l’est sans doute dans bien des cas, mais moi, j’ai constaté tout le contraire. C’est aussi pour cela que je parle un peu de reproduction sociale : j’ai rarement vu un fils d’ouvrier ou issu d’un milieu populaire, comme je le suis, faire une thèse ou aller loin à l’université. Ce n’est pas un fantasme car des statistiques très sérieuses et officielles confirment cela.

A l’époque, j’étais naïf, j’avais l’enthousiasme d’un jeune converti, je n’imaginais pas à quel point certaines personnes brillantes dans leur discipline pouvaient autant manquer de qualités humaines comme la modestie, la générosité, la patience, la tolérance, l’empathie et l’altruisme. Je me suis rendu compte que le monde de la recherche n’était pas complètement républicain, qu’il fallait malheureusement parfois se compromettre, se soumettre, séduire pour réussir, ce pour quoi je ne suis pas doué du tout. Je suis une « grande gueule » à la base, ou suis trop spontané, je ne sais pas. Je ne connais que ce rapport aux gens. Dans le monde de la recherche, il est question de « codes » et de « postures ». J’ai beaucoup de mal à intégrer cela, même si je n’en conteste par forcément l’utilité à chaque fois. Je pense qu’il est important de parler de cela, car ces questions, souvent non verbalisées, pour ne pas perturber le système, engendrent une grande amertume  et une immense frustration chez  beaucoup de prétendants à la recherche, d’apprentis chercheurs ou de chercheurs confirmés laissés sur le bas-côté de l’université.

Pour répondre plus directement à votre question, je dirais qu’après près de deux ans de césure, je me rends compte que la thèse me manque. Préparer une thèse, cela nourrit le quotidien et connecte à des choses extérieures, alimente les discussions et apporte une certaine qualité de vie malgré le sacrifice que cela représente en terme de vie sociale. Ma mère est basque et j’aimerais faire une étude comparée de la littérature aborigène de Taiwan et de la littérature basque francophone car il y a des mécanismes d’hybridation culturelle qui sont très similaires. Je songe aussi pas mal à la littérature des auteurs aborigènes d’Australie, bien que n’ayant aucune origine de cette aire culturelle. L’idée de ce rapprochement avec des auteurs aborigènes d’Australie serait de créer un lien, une connexion entre des créations artistiques et littéraires de personnes que rien ne prédestinait, à première vue, à se rencontrer. Je dois confesser avoir pensé à l’Australie car ses autochtones sont une véritable icône planétaire. Accrocher le cas de Taiwan à celui de l’Australie permettrait de faire, dans mon esprit, profiter l’un de la visibilité de l’autre. Mais dans le fond, il est évident que de parler   de la convergence des mécanismes de réécriture culturelle dans ces deux aires aurait quelque chose de très intéressant, scientifiquement, à livrer. Je ne peux développer ici mais je suis convaincu que les contextes taiwanais et australien ont de très grands points communs, notamment, et mutatis mutandis, du point de vue du développement linguistique et historique. La linguiste Elizabeth Zeitoun, bien que pas vraiment « littéraire » à la base, serait d’accord pour que l’on travaille ensemble, par exemple sur la question de la diglossie, c’est-à-dire, en résumé et pour le cas taiwanais, le fait d’écrire dans une langue dite régionale ou du « dominé » (les Aborigènes) et dans celle de l’occupant ou du « dominant » (les Taïwanais han). J’ai aussi trouvé des gens côté études australiennes comme Barbara Glowczewski, Estelle Castro, Salhia Ben Messahel, Maryline Lebrun ou Vanessa Castejon, lesquelles m’ont réservé un accueil fantastique et enthousiaste lorsque j’ai émis mon idée de comparaison Taiwan/Australie, au point de me faire sérieusement revenir sur tout le négatif que je pouvais penser du monde universitaire. Comme quoi il ne faut pas faire de conclusions hâtives sur un milieu, même si je persiste à penser que certains chercheurs ou universitaires sont tant dans leur « bulle », dans leurs concepts ou leurs idées qu’ils en oublient, un peu de façon autistique, le monde du réel. Mais chaque milieu professionnel a ses travers, j’en conviens.

En revanche côté basque, je suis tombé, à de rares exceptions, sur des gens qui se renvoyaient la balle en permanence. J’ai donc plus ou moins abandonné cette idée de croiser Taiwan et pays basque français.

Cette déception supplémentaire vis-à-vis du monde universitaire, avec ce non retour côté études basques, m’amène à dire que faire une thèse, c’est vraiment pour soi je crois… Il n’y a évidemment pas qu’une démarche militante à vouloir faire progresser la recherche. Il y aussi beaucoup de quête de réalisation de soi, d’enrichissement de sa vie personnelle à faire une thèse. Je ne le comprends que maintenant. Finalement, quelqu’un qui veut faire une thèse doit savoir qu’il ne s’enrichira pas forcément pécuniairement, mais plutôt humainement, voire spirituellement. On se doit d’être lucide sur les tenants et les aboutissants de l’aventure humaine et intellectuelle qu’est la thèse. Au fond, les quelques déconvenues que j’ai rencontrées dans le monde universitaire m’ont beaucoup aidé à me reconfigurer humainement, en m’interrogeant moi-même sur mes travers plutôt que les autres.

Pour en revenir à l’éventualité de traduire d’autres textes un jour, je pourrais ensuite me spécialiser dans la traduction de textes d’auteurs aborigènes de Taïwan ou d’Australie, voire les deux. Ces littératures font ressortir des modèles alternatifs à nos sociétés qui sont peut-être plus en harmonie avec la nature, plus à l’écoute de l’être humain, plus sensibles. Les sociétés modernes font face à des problèmes environnementaux, démographiques et économiques énormes. Sans tomber dans l’angélisme – il faut rappeler que les rapports entre les peuples aborigènes taïwanais étaient parfois très belliqueux dans le passé, et sans intervention extérieure -, dans certains textes aborigènes, il y a un rapport à la nature et aux êtres sensibles (la faune, la flore, etc.) plus respectueux, plus harmonieux, plus « durable ». C’est pour cela qu’il est important pour moi de traduire ces textes-là. Mais le traducteur, c’est aussi quelqu’un qui fait transiter les esprits, les âmes, les imaginaires, qui crée des ponts entre les êtres, et au final, c’est un de mes principaux traits de caractère et ce pour quoi je suis le plus doué que de « créer du lien entre les gens ».

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