Massacre du 28 février 1947 : un livre de témoignages paraît en français

A l’occasion du 70e anniversaire du massacre du 28 Février célébré en 2017, les journalistes français Agnès Redon et Nicolas Datiche publient un émouvant livre de témoignages qui jette la lumière sur la complexité du travail de mémoire encore à l’œuvre à Taïwan.

Le 27 février 1947, un an et demi après la défaite du Japon et la prise de contrôle de Taïwan par la République de Chine, une femme qui vendait illégalement des cigarettes dans une rue de Taipei est brutalisée par des agents du Monopole des tabacs. Un passant est tué. Le lendemain, la foule manifeste violemment sa colère et la police fait feu. Des émeutes violentes embrasent alors toute l’île, des comités citoyens prenant bientôt en charge les affaires locales et formulant des demandes de réformes à l’administration provinciale, dont les abus et la corruption sont dénoncés. Alors que le gouverneur Chen Yi (陳儀), nommé en 1945 par Chiang Kai-shek (蔣介石), donne pendant quelques jours l’impression de temporiser, à partir du 8 mars 1947 et pendant plusieurs semaines, des troupes du Kuomintang dépêchées du continent répriment brutalement les troubles. Selon les différentes estimations avancées, au moins plusieurs milliers et jusqu’à 28 000 personnes, parmi lesquelles de nombreux membres de l’élite intellectuelle et économique de Taiwan, sont tuées dans cette répression, des dizaines de milliers d’autres étant emprisonnées. Ces événements ont ouvert la période autoritaire connue sous le nom de « Terreur blanche », laquelle a définitivement pris fin à la levée de la loi martiale en 1987.

Dès mars 1947, la presse américaine, The New York Times et Newsweek en tête, fait état de ces tueries. En 1965, paraît Formose trahie, l’ouvrage de George Kerr (1911-1992), diplomate américain en poste à Taiwan pendant les événements (ouvrage traduit en français par Pierre Mallet et publié en 2012 aux éditions René Viénet). Son récit des mois ayant précédé et suivi ce qu’on a pudiquement pris l’habitude d’appeler « l’incident du 28 Février » permet d’en saisir à la fois le contexte et la portée, et en propose un premier cadre interprétatif.

A Taïwan, où la loi martiale a été instaurée, au contraire, le massacre est mis sous le boisseau. Non seulement ces événements ne peuvent être évoqués en public, mais au sein des familles de victimes elles-mêmes, le silence s’instaure. Il faudra attendre 1992, cinq ans après la levée de la loi martiale, pour voir le gouvernement reconnaître la réalité de ces atrocités. Progressivement, les historiens accumuleront les sources et des mécanismes seront mis en place pour dédommager les victimes et leurs familles, sans pour autant que les responsables du massacre soient clairement identifiés, ni que pays parvienne à un consensus sur l’interprétation de cette tragédie.

Portrait de M. Pan Sin-sing, fils et frère de victimes du massacre du 28 Février. Photo de Nicolas Datiche, tous droits réservés.

Soixante-dix ans après le massacre, les journalistes français Agnès Redon et Nicolas Datiche ont choisi de donner la parole aux victimes – celles du 28 Février (ou 228, « er, er, ba » en mandarin) mais aussi celles de la Terreur blanche, avec un livre publié en français et en anglais : Les Témoignages du silence. Ce qui frappe d’emblée est la force des témoignages recueillis. Non pas que ces victimes et leurs familles prennent pour la première fois la parole – de nombreux ouvrages et films ont été publiés à Taïwan sur ce sujet dans lesquels elles ont pu raconter leur version des événements – mais simplement parce que la blessure reste vive, 70 ans après les faits.

Les récits recueillis par Agnès Redon ne portent pas seulement sur le déroulement des événements mais retracent aussi la lente libération de la parole, ainsi que les points de vue souvent tranchés de ces personnes sur les efforts des gouvernements successifs à Taïwan pour reconnaître la vérité historique et faire avancer la réconciliation.

Les photographies de Nicolas Datiche ne consistent pas seulement non plus en d’émouvants portraits. Elle reviennent notamment sur les endroits où ont eu lieu des émeutes ou des exécutions, et montrent certains des sites commémoratifs érigés depuis une vingtaine d’années dans l’île.

Pour mieux faire comprendre le travail de mémoire en cours et les débats toujours vifs à Taïwan au sujet du 28 Février, les auteurs donnent également la parole à des acteurs associatifs et politiques, tout en élargissant le propos aux combats menés par d’autres secteurs de la société, dont les autochtones.

Les tiraillements sautent aux yeux, en particulier concernant les questions de la responsabilité politique du massacre et de la nature des compensations versées aux victimes. Les propos de l’actuelle présidente de la République, Tsai Ing-wen (蔡英文), et de son prédécesseur, Ma Ying-jeou (馬英九), tout deux cités dans le livre, sont révélateurs de ces débats. Quant au récit d’un responsable du Kuomintang – auquel la Fondation du 28 Février qui a financé cet ouvrage s’est sentie obligée d’apporter une réponse tant il met en cause la réalité même du massacre -, il montre à quel point le travail des historiens pour établir et faire connaître les faits reste crucial.

En réalisant cette enquête, Agnès Redon et Nicolas Datiche n’entendaient pas faire œuvre d’historiens. Ils ont ainsi d’emblée pris le parti d’un livre de témoignages qui juxtapose des points de vue variés, y compris parmi les victimes. On ne peut toutefois qu’appeler de nos vœux la publication en français dans un avenir proche d’un ouvrage historique sur ces événements.

Pierre-Yves Baubry

Pour commander l’ouvrage : https://www.lestemoignagesdusilence.com

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s