Taiwan à la croisée des mémoires

Dirigé par Samia Ferhat et Sandrine Marchand, Taïwan, île de mémoires a été publié en 2011 chez Tigre de papier. Cet ouvrage collectif analyse les représentations du passé qui coexistent dans la société taïwanaise contemporaine.

Dans la présentation qu’il fait de l’ouvrage en quatrième de couverture, Gregory B. Lee, professeur d’études chinoises et transculturelles à l’Université de la Ville de Hongkong, laisse entendre que Taiwan, île de mémoires a pour objectif de relater l’histoire de Taiwan. Certes, les contributions recueillies par les universitaires françaises Samia Ferhat et Sandrine Marchand suivent un parcours chronologique, depuis le moment où, en 1887, l’île est élevée au rang de province chinoise par la dynastie Qing (1644-1911) jusqu’à l’époque contemporaine. Pourtant, on n’a pas affaire ici à une chronique historique. D’ailleurs, aucun historien ne figure parmi les neuf auteurs ayant collaboré à l’ouvrage.

C’est une autre approche qu’adoptent ces chercheurs en sciences sociales taiwanais, français et britannique. Ils s’attachent à analyser les représentations du passé qui coexistent dans la société taiwanaise contemporaine, chacune d’elles reflétant, bien souvent, la conception que les différents groupes de population se font de l’avenir du territoire. La mémoire collective des Taiwanais, incroyablement diverse et fragmentée, est l’objet de cet ouvrage et chaque auteur en explore une des multiples facettes.

Mémoire collective

Selon la sociologue de la mémoire Marie-Claire Lavabre, dont les travaux, à la suite de ceux de Maurice Halbwachs, servent de cadre théorique à cette entreprise, la mémoire collective se constitue par « un travail d’homogénéisation des représentations du passé », à l’intersection de la « mémoire historique » (ou mémoire officielle) et de la « mémoire vive », cette dernière étant définie comme le souvenir transmis de ce qui a été vécu. Ce travail de transmission et de sélection mémorielle s’effectue principalement au sein de « communautés affectives », au premier rang desquelles figure la famille.

Taiwan, île de mémoires

La couverture de l’ouvrage est l’œuvre de Lin Pei-yao [林佩瑤], une artiste taiwanaise installée en France. Elle évoque la complexité de l’histoire de Taiwan : les pivoines symbolisent la Chine, les fleurs de cerisier le Japon et les fleurs de prunier Taiwan.

La fécondité d’une telle approche pour l’étude du cas taiwanais apparaît de manière particulièrement éclatante dans l’article que Wu Nai-teh [吳乃德], directeur de recherche à l’Institut de sociologie de l’Academia Sinica, à Taipei, consacre ici à la mémoire des événements du 28 février 1947. L’auteur montre comment le souvenir de ces événements a pu perdurer dans le cadre familial, alors même que leur évocation, pendant la Terreur blanche, était taboue et dangereuse. Il explique ensuite comment, sous l’effet de la démocratisation, ces événements ont pu faire l’objet de débats publics, mais aussi comment les interprétations historiques opposées auxquelles ils avaient donné lieu ont alors dû évoluer, sans toutefois converger complètement. En retraçant les versions successives de ces interprétations, tant du côté du Kuomintang que des groupes indépendantistes, Wu Nai-teh expose comment l’irruption de pans entiers de mémoire longtemps mis sous le boisseau vient remettre en cause la mémoire officielle mais aussi les mémoires concurrentes. Sa démonstration est détaillée, argumentée et particulièrement convaincante.

Une autre tentative stimulante est celle d’Edward Vickers, maître de conférences à l’Université de Londres. Ce spécialiste d’éducation et de muséologie développe une thèse qui, à n’en pas douter, donnera matière à débat. Se basant sur les nouveaux manuels scolaires mis en circulation à Taiwan en 2005, ainsi que sur les expositions présentées par différents musées de l’île, il estime que le discours sur le colonialisme tenu par le Parti démocrate-progressiste (DPP), au pouvoir entre 2000 et 2008, est, de manière paradoxale, similaire à celui tenu par la Chine communiste. Dans l’imaginaire collectif, le colonialisme est uniquement associé au Japon, auquel l’île a effectivement appartenu de 1895 à 1945. Alors que certains historiens, comme Emma Teng [鄧津華], ont montré que le peuplement chinois de l’île, à partir du 17e s., et le renforcement de l’administration chinoise de l’île au 19e s., s’inscrivaient dans le cadre des conquêtes de la dynastie Qing, Pékin ne les aborde jamais sous l’angle de la domination coloniale. Effectivement, cela reviendrait à remettre en cause le caractère chinois de l’île. Attaché à la promotion des « Taiwanais de souche », le DPP, estime Edward Vickers, n’a pas intérêt non plus à mettre l’accent sur les conflits entre pionniers han arrivés dans l’île jusqu’au 19e s et aborigènes.

Observant elle aussi les deux sociétés, chinoise et taiwanaise, Samia Ferhat, chercheuse au Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine, s’interroge sur le sens que la mémoire de la guerre de résistance anti-nippone menée sur le continent (1937-1945) a pu revêtir, au fil des années, dans l’imaginaire collectif. Elle montre en particulier comment les commémorations officielles présidées à Taiwan, au cours de leurs mandats respectifs, par Lee Teng-hui [李登輝], Chen Shui-bian [陳水扁] et Ma Ying-jeou [馬英九], ont à chaque fois donné lieu à une interprétation différente du passé.

Méthode anthropologique

D’autres contributions mettent en lumière le travail de mémoire mené ces dernières décennies par les aborigènes formosans. On découvrira avec intérêt l’analyse, par l’anthropologue française Chantal Zheng, d’une fresque consacrée à la Genèse dans l’église d’un village paiwan, ou encore le récit, par la jeune chercheuse taiwanaise Liu Pi-chen [劉璧榛], des démarches entreprises par les Kavalan pour leur reconnaissance officielle par l’Etat, et comment ceux-ci s’appuient, pour dépasser les stigmates qui les affectent, sur la mise en valeur de nouveaux lieux de mémoire.

lust-caution

Lust, Caution, le film d’Ang Lee, développe un point de vue taïwanais sur un épisode de l’histoire de la République de Chine placé sur le continent chinois.


Taiwan, île de mémoires
 fait également une large place à l’étude d’œuvres littéraires et de fiction. Sandrine Marchand, maître de conférences à l’Université d’Artois, en France, et auteur en 2010 de Sur le fil de la mémoire : littérature taiwanaise des années 1970-1990, s’intéresse ici à la représentation du sentiment nostalgique dans les écrits des romanciers continentaux à Taiwan. Peng Hsiao-yen [彭小妍], directrice de recherche à l’Institut de littérature chinoise et de philosophie de l’Academia Sinica, à Taipei, revient quant à elle sur le film d’Ang Lee [李安], Lust, Caution, en montrant le point de vue proprement taiwanais qu’il développe sur un épisode de l’histoire de la République de Chine placé sur le continent chinois.

« Un roman ou un film peut être représentatif du vécu d’un groupe déterminé ou d’une population plus large et, à ce titre, constituer un cas d’étude pour l’anthropologie littéraire, confiait ainsi Samia Ferhat lors d’une récente visite à Taipei. Ce qui importe alors n’est pas la technique littéraire ou cinématographique mais l’étude d’une forme de représentation du réel, d’une trace, d’une manière de se remémorer le passé. »

En multipliant les points de sondage d’une mémoire collective éclatée, Taiwan, île de mémoires donne des clés de compréhension de la diversité identitaire taiwanaise. S’appuyant sur la tradition sociologique française, il met utilement l’accent sur les « communautés affectives » et « groupes intermédiaires » au sein desquels s’effectue prioritairement le travail de mémoire. L’ouvrage a, de plus, le mérite de mettre pour la première fois à la portée des lecteurs francophones des auteurs taiwanais d’importance ainsi qu’une nouvelle génération de chercheurs, tels le Taiwanais Hsiao A-chin [蕭阿勤] et le Français Damien Morier-Genoud. Alors qu’est commémorée avec faste cette année la fondation de la République de Chine, on ne manquera pas, à la lecture de cet ouvrage, de s’interroger sur l’efficience des politiques mémorielles et d’évoquer le caractère indomptable de la mémoire collective.

Cet article signé Pierre-Yves Baubry a été publié pour la première fois dans le numéro de juillet 2011 du magazine Taiwan aujourd’hui, qui en a autorisé ici la reproduction.

2 réponses à “Taiwan à la croisée des mémoires

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