Auteure d’une thèse consacrée au « cycle du fiancé animal » dans les versions orales chinoises et françaises de La Belle et la Bête et du Prince-serpent, deux contes largement diffusés en Europe et en Asie, Blanche Chiu [裘佳平] est aujourd’hui maître de conférences à l’Université Rennes 2, en France, pays où elle habite depuis une quinzaine d’années. Parallèlement à son travail de recherche, elle se fait également conteuse et vient de publier aux éditions HongFei Cultures la traduction française d’un conte traditionnel taïwanais, Grand’Tante Tigre. Pour Lettres de Taïwan, elle revient sur la genèse de ce projet et sur les spécificités des variantes taïwanaises des contes issus de la tradition orale.
Grand’Tante Tigre marque votre première collaboration avec la maison d’édition HongFei Cultures. Comment s’est faite cette rencontre ?
Pour la rédaction de ma thèse, j’ai traduit beaucoup de contes et, en 2007 ou 2008, j’ai contacté HongFei Cultures, maison d’édition dont j’appréciais les publications d’histoires pour enfants mais dont j’ignorais alors qu’elle avait été co-fondée par un Taïwanais (Yeh Chun-liang). A l’époque, toutefois, HongFei Cultures ne publiait que des histoires originales et ils n’ont pas donné suite. En 2012, ils m’ont recontactée : ils venaient de créer une nouvelle collection « contes de Chine » destinée aux contes de la tradition orale. Parmi les cinq contes taïwanais que je leur ai proposés, ils ont opté pour Grand’Tante Tigre, un conte – les spécialistes parlent plutôt de « variante » car il n’existe pas de version originale – appartenant à la même classe que Le Petit chaperon rouge.
En France, il existait déjà plusieurs traductions de ce conte, mais il s’agissait de variantes venant de Chine. La traduction française d’une de ces variantes, où un loup prenait les traits d’une grand-mère, était d’ailleurs magnifiquement illustrée de papiers découpés. Dans le nord et le centre de la Chine, on trouve ainsi des versions avec un loup, un ours, ou un monstre sauvage à mi-chemin entre homme et loup. Dans le sud de la Chine et à Taiwan, il s’agit d’un tigre. La particularité de la variante taiwanaise est qu’il s’agit d’une grand-tante tigre, et non d’une grand-mère.
Est-ce un conte que vous aviez entendu souvent étant enfant ?
Ce conte est très connu à Taïwan et il est même évoqué dans des chansons modernes. Mais je suis née à une époque où déjà, à Taïwan, les parents ne racontaient plus d’histoires à leurs enfants. En plus, à la différence de certaines familles où plusieurs générations vivaient sous le même toit, je n’habitais pas avec mes grands-parents. De toutes façons, ces derniers parlaient soit taïwanais, soit cantonais, si bien que, des deux côtés, la communication n’était pas facile. A l’époque, mes parents, comme beaucoup de Taïwanais, avaient une grande admiration pour la culture occidentale, et la plupart des contes que j’ai connus enfant l’ont été par la lecture des contes de Grimm. Après mon arrivée en France, il m’a fallu souvent répondre à des questions sur les contes chinois et c’est à ce moment là seulement que je m’y suis plongée.
Le motif du tigre est-il fréquent à Taïwan?
D’abord il faut répondre à la question que tout le monde se pose : oui, il y a des tigres à Taïwan mais ils sont de petite taille. Et c’est vrai que l’on retrouve le tigre dans d’autres récits, par exemple dans une comptine chantée sur l’air de « Frère Jacques », une combinaison qui en soit reste un mystère.
Dans Grand’Tante Tigre, le récit est assez cru, l’expression assez directe…
Ayant choisi ce conte, l’éditeur m’a demandé de le remanier un peu avant sa publication. En tant que chercheuse, je n’ai pas le droit de modifier les matériaux que je collecte, mais en tant que conteuse, il y a une certaine souplesse : on ne raconte jamais exactement la même chose. Ici, avec l’éditeur, on se demandait s’il fallait que la soeur ressuscite à la fin, comme dans le conte de Grimm. Nous avons aussi discuté longuement du doigt de la fillette que le tigre tente de faire passer auprès de sa soeur pour une cacahuète – l’éditeur suggérait d’en faire un bouton de pyjama. Mais souvent, ce que les adultes ne trouvent pas bien (l’anthropophagie, la scatologie…) plaît beaucoup aux enfants. Surtout, je voulais conserver l’authenticité du conte taïwanais, qui n’est d’ailleurs pas la variante la plus cruelle (en France, on trouve dans le répertoire de Nannette Lévesque, par exemple, une variante du Petit Chaperon rouge où le loup fait manger à l’enfant la chair fraîche de sa grand-mère – il faut dire que le conte n’était pas au départ destiné aux enfants). Finalement l’éditeur est resté ouvert et m’a fait confiance tout en prenant le risque : il a conservé l’essentiel des éléments.
Justement, au-delà d’une trame commune à chaque classe de contes, y a-t-il des spécificités asiatiques, chinoises, voire taïwanaises ?
En matière de contes, il existe certaines spécificités régionales ou locales. Blanche Neige, par exemple, n’existe pas en Asie. Qui plus est, la classification internationale est censée reposée sur une structure « universelle » du conte mais, en pratique, une part importante des contes restent inclassables.
Quant à la distinction entre Taïwan et la Chine, elle est parfois perceptible dans les détails du conte. C’est le cas par exemple avec le conte taïwanais de La Femme en papier. Dans ce conte, un jeune homme ramasse le cadavre d’une jeune femme au bord de la route, permettant ainsi à la disparue d’avoir une sépulture. Peu après, le jeune homme, qui est un joueur invétéré, pour pouvoir emprunter de l’argent à sa tante, lui fait croire qu’il va se marier et fait pour cela fabriquer une mariée en papier. Celle-ci prend soudainement vie quand la tante vient lui rendre visite, un « miracle » qui semble être un signe de reconnaissance de la jeune femme morte. La fabrication d’une mariée en papier rappelle le rite funéraire, très présent à Taïwan, consistant à brûler des objets en papier pour honorer les morts. En Chine, je connais une variante de ce conte mais la mariée est alors fabriquée avec un oreiller…
Toutefois, quand je parle de « contes taïwanais », il s’agit de contes collectés à Taïwan. Il est gênant de préciser davantage car beaucoup de choses se chevauchent.
Vous intéressez-vous aux contes austronésiens ?
Les contes austronésiens sont très différents des contes chinois, même s’il y a aussi des mélanges. De mon point de vue de chercheuse, le principal obstacle pour les étudier est celui de la langue car je serais obligée d’avoir recours à la traduction, ce qui n’est pas sans poser problème.
Le conte a une dimension orale évidente. Comment êtes-vous devenue conteuse ?
Je ne suis pas encore une conteuse professionnelle. J’ai suivi des stages, participé à des ateliers animés par des conteurs ou des comédiens. Le conteur Henry Gougaud, originaire de Carcassonne, donnait par exemple pour consigne de « ne pas apprendre à conter comme lui ». Lors des ateliers les conteurs me disent souvent qu’il faut que je conserve mon accent chinois et que je ne gomme pas mes petites erreurs de français, pour garder l’’authenticité d’une conteuse chinoise-taiwanaise ! Mais alors que la norme est habituellement de conter au passé simple, je préfère utiliser le présent.
En fait, je pense que je ne peux conter que des histoires qui m’intéressent, qui me touchent. Quand on conte, on ne fait pas que réciter un texte mémorisé. Tout en respectant l’histoire, on y ajoute sa touche personnelle. Mais un grand défaut serait de devenir comédien : le conteur doit interagir avec les spectateurs. Il ne joue qu’à moitié. Il propose au public de « rêver ensemble ».
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