Taiwan, la présidente et la guerre : photographie d’un moment-clé

Avec Taiwan, la présidente et la guerre, ouvrage publié quelques mois avant les élections présidentielle et législatives du 13 janvier 2024 à Taiwan, Arnaud Vaulerin propose une analyse synthétique et utile du moment que traverse ce pays d’Asie de l’Est. Disons d’abord ce que ce livre n’est pas. Il ne s’agit pas d’une biographie de la présidente Tsai Ing-wen, projet qui dépasserait le cadre de la présente entreprise, ni même d’un bilan exhaustif de ses deux mandats – l’accent est mis ici avant tout sur sa politique internationale et sa gestion de la menace posée par les velléités annexionnistes de Pékin, et si les dossiers économiques et sociaux sont évoqués, ils ne sont pas au cœur du propos. 

S’appuyant sur des entretiens avec des membres actuels ou passés de l’entourage de Tsai Ing-wen, sur plusieurs reportages effectués sur place ainsi que sur les témoignages et travaux de chercheurs et journalistes, Arnaud Vaulerin prend le parti de saisir l’irruption à Taiwan, et singulièrement au sommet de l’État, de la possibilité d’une guerre – menace longtemps perçue comme lointaine, voire irréelle, ou soumise à des conditions connues et donc maîtrisables, et que la nouvelle donne géopolitique symbolisée par l’invasion russe de l’Ukraine vient mettre au premier plan.

Pour capturer ce moment, l’auteur retrace le parcours politique de celle qui est encore présidente pour quelques mois – si l’élection présidentielle a lieu le 13 janvier, la passation de pouvoir n’est fixée qu’au 20 mai. Parcours d’une jeune fille rangée devenue brillante technocrate avant de prendre la tête d’un parti démocrate-progressiste en pleine crise et d’imposer dans cette jeune démocratie qu’est Taiwan son style atypique fait de rationalité, de fermeté, de prévisibilité et de modération. Brossant à grands traits les étapes de l’ascension politique de Tsai Ing-wen et de ses deux mandats présidentiels, non sans présenter les principales politiques qu’elle a initiées, les premiers chapitres de l’ouvrage sont loin d’être superflus. Ils permettent au lecteur peu au fait de l’histoire taïwanaise récente de s’en approprier les enjeux, dressent un portrait assez détaillé de la cheffe de l’Etat, tout en proposant un cadre explicatif de ses choix et réactions au lendemain de l’invasion russe de l’Ukraine.

Arrivé à cette jonction, l’ouvrage, accomplissant la promesse contenue dans son titre, s’éloigne résolument du mode biographique pour proposer une analyse de l’environnement géopolitique de Taiwan, à commencer par la relation à « l’ami américain » et par le rôle crucial joué par l’industrie des semiconducteurs. Le propos est clair et nuancé.

Pari tenu donc pour Arnaud Vaulerin : en une grosse centaine de pages, Taiwan, la présidente et la guerre donne des clés essentielles pour appréhender les enjeux vitaux auxquels Taiwan est confronté et pour comprendre la manière donc la présidente sortante a cherché à y répondre.

Pour terminer, exprimons deux regrets. Le premier – en partie inhérent à l’approche retenue – tient à la place réduite accordée aux questions économiques, sociales et de politique intérieure, depuis le mouvement des Tournesols de 2014 jusqu’à la façon dont l’insatisfaction d’une partie de la population par rapport au bilan de l’action gouvernementale peut fragiliser aujourd’hui l’esprit de défense que la présidente Tsai a cherché à insuffler. Peut-être ces questions, brièvement évoquées, auraient-elles pu être davantage développées tant on peut les juger structurantes pour le rapport des Taïwanais à leur voisin chinois.

Le deuxième tient à l’absence d’exposé explicite de la relation entre la République de Chine (le régime politique fondé en 1912 en Chine, qui a pris le contrôle de Taiwan et de Penghu en 1945 et s’y est réfugié en 1949 après la prise de pouvoir par les communistes en Chine, ne conservant de son territoire initial que les archipels de Kinmen et Matsu), d’une part, et les territoires et la population de ce nouvel « archipel taïwanais », d’autre part. Un certain flou est maintenu au fil des pages à ce sujet (il s’accompagne d’une erreur factuelle à la p.64 sur l’année de création de la République de Chine), dommageable à la compréhension de cette relation en général et de la vision de l’État-Nation développée par Tsai Ing-wen en particulier. Concernant la vision promue par Tsai Ing-wen, de nombreux éléments du « cocktail » sont pourtant très justement évoqués dans l’ouvrage, depuis le rôle de mentor joué pour Tsai Ing-wen par le président Lee Teng-hui (père de la réforme constitutionnelle de 1991), jusqu’à l’inclusion par la présidente des conflits militaires à Kinmen et Matsu dans le récit national taïwanais. Mais l’auteur manque ici l’occasion de revisiter la grille de lecture sur Taiwan souvent réduite dans les médias au couple indépendance-unification. On aurait souhaité voir mieux expliquer la double entreprise, entamée depuis plusieurs décennies et que Tsai a à bien des égards amplifiée, consistant d’une part à redéfinir les frontières de la République de Chine pour les limiter aux territoires que celle-ci contrôle effectivement (soit Taiwan, Penghu, Matsu, Kinmen et quelques autres îles) ; et d’autre part à faire coïncider avec ces frontières une nation taïwanaise à l’identité désormais démocratique et incluant tous les citoyens actuels de la République de Chine (Taiwan) – là où le nationalisme taïwanais s’était traditionnellement construit contre la République de Chine et l’identité chinoise des populations arrivées en 1949.

Pierre-Yves Baubry

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