Simon Leys, détour par Formose

Publiée en février dernier aux éditions Gallimard, Simon Leys, Navigateur entre les mondes, la biographie signée Philippe Paquet, présente le parcours d’un auteur à contre-courant d’une époque dominée par la Révolution culturelle et la fascination du maoïsme, d’un intellectuel à l’esprit curieux et aiguisé, d’un voyageur passionné par la mer et d’un traducteur épris d’élégance et d’exactitude. Un itinéraire au sein duquel Taïwan a joué un rôle bref mais décisif.

9782070149278S’il n’est pas toujours connu du grand public, le nom de Simon Leys (1935-2014) évoque immanquablement la figure de l’intellectuel solitaire. De tempérament réservé, voire timide, l’écrivain, essayiste, traducteur et historien de l’art s’est en effet soigneusement tenu à l’écart des sentiers battus de la pensée, qu’il s’agisse de traduire et commenter les œuvres d’esthètes de la Chine classique, de pourfendre le maoïsme ou de proposer la critique d’œuvres majeures de la littérature mondiale. Son exil asiatique, puis australien, peut ainsi être vu comme la déclinaison géographique d’un éloignement avec les modes et les cercles intellectuels dominants.

Ce spécialiste de la Chine était convaincu que l’université devait rester une tour d’ivoire pour pleinement se consacrer à « la recherche désintéressée de la vérité ». Il serait toutefois abusif de faire de lui un chantre absolu de l’élitisme. Comme le rappelle son biographe Philippe Paquet, il aura fallu à Simon Leys patienter 18 ans avant de voir Les Habits neufs du Président Mao (1971) publié en livre de poche, alors même qu’il souhaitait ardemment faire connaître à un large public son décryptage de la Révolution culturelle et sa dénonciation du mensonge maoïste. « Je n’ai pas fait œuvre littéraire pour les happy few », écrivait-il alors à son éditeur.

La biographie que lui consacre Philippe Paquet, auteur du remarqué Madame Chiang Kai-shek : Un siècle d’histoire de la Chine (2010), s’inscrit parfaitement dans cette démarche visant à rendre la pensée de Simon Leys accessible au plus grand nombre.

Dans ce volumineux ouvrage, Philippe Paquet dresse avant tout le portrait de l’intellectuel – Simon Leys est le nom de plume de Pierre Ryckmans – et ne mobilise la biographie de l’homme que dans la mesure où elle éclaire celle du penseur. Il mène cet exercice avec précision et bienveillance – les amateurs de brûlots repasseront – en s’appuyant sur de nombreux écrits, pour certains inédits, et sur une abondante correspondance entretenue avec Simon Leys, en particulier au soir de sa vie. La biographie prend de la sorte souvent un tour rétrospectif qui tend parfois à gommer d’éventuelles évolutions ou différences de perception à des années d’écart – pour peu que les convictions de Simon Leys n’aient pas été pour l’essentiel inamovibles.

S’éloignant d’une trame strictement chronologique, Philippe Paquet s’attache à faire ressortir les personnalités et les expériences ayant influencé la formation intellectuelle de Pierre Ryckmans, puis à décrire les grandes étapes de la vie intellectuelle de Simon Leys et enfin à détailler les objets culturels, littéraires, historiques, intellectuels variés sur lesquels s’est portée sa légendaire curiosité – dont la mer, sa grande passion.

Les lecteurs familiers de l’intellectuel belge et ceux ayant connu l’époque où le maoïsme fascinait jusqu’au cœur des universités et de la presse françaises et européennes pourront trouver certains passages superflus tant ils s’appuient sur l’œuvre de Simon Leys et sur sa réception par la critique et par la presse. Les autres – il s’agira, n’en doutons pas, du plus grand nombre – découvriront l’incroyable érudition, la profonde rigueur et la force d’indignation de cet auteur singulier. Ils goûteront aussi avec délice à l’exposé des si nombreux et si divers objets de recherche dont s’est emparé l’universitaire au cours de sa vie, depuis le peintre chinois Shitao [石濤] jusqu’aux naufragés du Batavia, en passant George Orwell – des sujets que Philippe Paquet s’efforce à chaque fois d’introduire brièvement. Ils mesureront surtout avec stupeur l’aveuglement de l’intelligentsia européenne à l’égard du maoïsme et la vigueur morale dont Simon Leys fit preuve pour en dévoiler les rouages.

Et Taïwan dans tout cela ? Philippe Paquet souligne avec raison que la trajectoire de Simon Leys doit beaucoup au hasard – à ce voyage effectué en 1955 dans la Chine communiste bien sûr, mais aussi à la mise en place par le gouvernement de la « Chine libre » – la République de Chine à Taïwan – de bourses d’études dont le jeune Ryckmans devint le premier Belge à bénéficier en 1958. Formose, dont l’étudiant avait bien conscience qu’elle était alors soumise à une dictature, fut ainsi le lieu « des amitiés décisives » nouées à l’Université nationale normale de Taïwan, ainsi que de la révélation de Shitao, auquel Pierre Ryckmans consacrera sa thèse de doctorat. C’est aussi à Taïwan que le jeune homme rencontra Hanfang, qu’il épousa en 1964 et avec qui il eut quatre enfants.

Philippe Paquet consacre un chapitre entier à l’expérience formosane de Pierre Ryckmans – on y apprend notamment qu’il ne garda aucun souvenir d’une audience collective accordée par le président de l’époque, Chiang Kai-shek [蔣介石]. L’écrivain restera toujours sensible au sort des habitants de Taïwan – il critiquera le président américain Jimmy Carter pour n’avoir pas su garantir la protection de cette population au moment de la reconnaissance de Pékin par Washington, rappelle Philippe Paquet.

Voix singulière, Simon Leys trouve dans cette biographie un écrin amical qui invite à découvrir ou redécouvrir l’œuvre de ce grand penseur. Son expérience de « navigateur entre les mondes » et d’amoureux de la liberté qui a développé une connaissance intime de la Chine principalement à partir de sa périphérie est également une puissante source d’inspiration.

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