Taïwan : quand la nostalgie s’empare du grand écran

Le chercheur Corrado Neri publie le 2 mars 2016 chez L’Asiathèque, Rétro Taiwan – Le temps retrouvé dans le cinéma sinophone contemporainIl répond aux questions de Lettres de Taïwan.

Votre ouvrage est celui d’un chercheur qui travaille depuis une quinzaine d’années sur le cinéma asiatique. Peut-il être lu aisément par des lecteurs ne connaissant pas, ou seulement de manière très partielle, le cinéma taïwanais ?

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Des comédies comme « David Loman » évoquent un passé récent.

Absolument. C’est en tout cas l’intention du livre. Je l’ai écrit en essayant d’être clair, en ajoutant à chaque fois le synopsis du film, le contexte de production, mais aussi la description de l’aspect formel – est-on dans un Tsai Ming-liang (蔡明亮), un film d’auteur avec des séquences qui nécessitent de l’attention et certaines dispositions psychologiques, ou au contraire dans une comédie avec des « idoles » (偶像, ouxiang), très populaire et grand public ?

Dans ce livre, je voulais aussi parler des films qui ne sont pas vus à l’étranger, a fortiori en France. You Are the Apple of My Eye, Monga, David Loman – dont le numéro 2 sort pour le Nouvel An lunaire – sont des films qui ont eu un impact, un écho retentissant à Taïwan et qui sont importants dans la culture visuelle contemporaine. Cette culture visuelle inclut bien sûr les films projetés sur l’écran mais aussi la publicité affichée sur les bus ou dans le métro, les produits dérivés au 7-Eleven, etc.

Il s’agit pour l’essentiel de films très facilement repérables sur Internet, que l’on peut visionner en streaming ou télécharger, de façon légale ou non, et qu’un public français, y compris celui qui ne parle pas forcément le chinois, peut trouver sous-titré en ligne. L’espoir est ainsi de faire mieux connaître une industrie, une réalité culturelle, notamment cinématographique, tout en donnant la curiosité d’aller voir des films largement disponibles – sans vouloir ici soutenir le téléchargement illégal mais en espérant que certaines pratiques diffuses puissent éventuellement pousser les éditeurs à proposer des façons de distribution alternatives à la salle, à savoir les festivals ou la VOD.

Il s’agit donc de films contemporains. Quelle période précisément avez-vous retenue ?

Le choix est assez spécifique. Le premier film dont je parle dans le livre – Three Times de Hou Hsiao-hsien (侯孝賢) – date de 2005. Je touche quelques mot d’Edward Yang (楊德昌) – A Brighter Summer Day, sorti en 1991, mais, même quand j’évoque Tsai Ming-liang, je me concentre sur ses derniers films. Il s’agit donc principalement de la période allant du milieu des années 2000 au milieu des années 2010.

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Cape No.7 a marqué un tournant pour le cinéma taïwanais, son succès encourageant des productions locales plus ambitieuses.

En 2008, c’est la sortie de Cape No.7. Il s’agit de l’histoire proche, et il est donc difficile de classifier ce film mais quand on regarde les discussions sur le cinéma contemporain à partir des années 2000 jusqu’à aujourd’hui, Cape No.7 a été un tournant pour le succès qu’il a eu, l’optimisme qu’il a insufflé dans la production taïwanaise, et la définition d’une « nouvelle nouvelle vague ». Depuis le milieu des années 2000, il y a un regain d’intérêt pour la production locale. Je commence l’ouvrage avec un chapitre sur Hou Hsiao-hsien et finis avec un chapitre sur Tsai Ming-liang – les grands maîtres qui continuent à tourner, à produire sinon des films tout au moins des installations, des documentaires. Mais entre temps, une nouvelle génération de cinéastes a commencé à faire des films.

Après un précédent ouvrage consacré à la jeunesse dans le cinéma sinophone, vous vous intéressez cette fois-ci au thème du rétro, ce qui ressemble à un véritable contrepied. Quel sens donnez-vous au mot « rétro » ? Comment se thème s’impose-t-il dans une production cinématographique qui s’adresse bien souvent prioritairement à la jeunesse ?

Dans Âges inquiets. Cinémas chinois : une représentation de la jeunesse (Tigre de papier, 2009),  qui était aussi un travail de doctorat, je m’intéressais au thème du Bildungsfilm, terme choisi en analogie avec le Bildungsroman, roman de formation qui décrit le passage de l’enfance à l’âge adulte. Il s’agissait de la jeunesse dans le cinéma sinophone, non dans le sens de Youth Culture mais dans celui de la représentation d’un individu qui devient héros, antihéros, sombre dans la dépression ou au contraire devient héros communiste…

Le présent ouvrage est toujours thématique mais je m’intéresse plus spécifiquement à Taïwan et principalement pour la période 2005-2014. Chaque chapitre comporte toutefois un sous-chapitre baptisé « Perspectives chinoises » en référence à la revue du Centre d’études français sur la Chine contemporaine, et qui me donne l’opportunité de dresser des comparaisons avec la Chine populaire : Jia Zhangke (賈樟柯) n’a jamais nié ses dettes formelles vis-à-vis de Hou Hsiao-hsien ; les acteurs qui jouent dans Tiny Times de Guo Jingming (郭敬明) sont pour la plupart des Taïwanais ; et des coproductions comme So Young de Zhao Wei (趙薇) sont distribuées à Taïwan.

Avec le rétro, il est question de nostalgie, de regarder en arrière, de réflexion sur le temps tout juste passé, de la mémoire vivante. Il ne s’agit pas ici d’un aspect spécifique à Taïwan mais après avoir dégagé un corpus de films et étudié la société et l’histoire taïwanaise de cette période, y compris la littérature, la quantité et la qualité des films rétro me sont apparues évidentes, Our Times, de Frankie Chen (陳玉珊), l’été dernier étant l’un des derniers exemples en date. Je me suis donc demandé : pourquoi cette récurrence ? Les réponses ont trait à l’esthétique, tantôt locale, tantôt globale.

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Trio amoureux, Girlfriend, Boyfriend évoque de nombreuses scènes liées à la fin de la période de loi martiale et à la démocratisation de Taïwan.

En ce qui concerne l’histoire locale, les années 80 et 90, soit l’époque traitée dans les films des années 2000-2010, marquent, en Chine populaire comme à Taïwan un tournant très important, avec Deng Xiaoping (鄧小平) et Tian’anmen en Chine, et la fin de la loi martiale et la rapide démocratisation à Taïwan. Par exemple, Girlfriend, Boyfriend de Yang Ya-che (楊雅喆) commence en 1985 à Kaohsiung. Dans la version du film sous-titrée en anglais, une didascalie signale bien que l’on est encore à cette époque sous la loi martiale, ce qui est sous-entendu en chinois puisque tout le monde le sait. Dans ce film, des séquences remettent en scène les mouvements pro-démocratie de l’époque. Il est manifestement important pour les cinéastes d’aujourd’hui de recréer, revoir ce qui s’est passé et ce qui a façonné le Taïwan – et la Chine, dans cette idée de perspectives chinoises – d’aujourd’hui.

Il existe aussi un lien intime avec le reste du monde, en tout cas le monde occidental et japonais, avec l’apparition d’Internet et des caméras numériques qui ont changé à jamais le rapport à la culture. Ces films décrivent ainsi une époque récente mais disparue, juste avant la techno-explosion, où l’on allait chercher des vinyles dans les magasins de disques, faisait la queue pour entrer dans un cinéma ou passer des appels à la cabine téléphonique.

La nostalgie n’est pas une question spécifique à Taïwan ni à l’époque actuelle. Mais peut-être la vitesse phénoménale des changements du monde rend nécessaire une réflexion sur son propre passé et matière à redéfinir son identité. On touche là aussi à des questions politiques relatives à la construction identitaire de Taïwan.

Quelle différence faites-vous entre un effort cinématographique de redécouverte d’une histoire passée sous silence et écartée de la mémoire collective et des films davantage portés sur la nostalgie d’un mode de vie ou d’expériences communes aux membres d’une génération ?

On ne peut répondre à cette question qu’au cas par cas. C’est une question de genre cinématographique, d’un cinéma qui affronte de façon plus ou moins frontale la grande Histoire. Peut-être, avec l’idée de rétro ou de vintage, parle-t-on d’une atmosphère diffuse où, néanmoins, l’Histoire resurgit. Ainsi, Girlfriend, Boyfriend demeure avant tout le récit d’un trio amoureux. L’Histoire est présente mais ce n’est pas un film qui met en scène des figures historiques. On y voit des étudiants vendre en cachette les revues alors illégales prônant la démocratisation mais il s’agit sans doute plus d’une atmosphère diffuse qui touche aux décors, à la musique, aux souvenirs d’une génération.

Quel que soit le genre, il s’agit d’œuvres d’art. Dans Cape No.7 et dans un film de Tsai Ming-liang, on est dans une attitude complètement différente vis-à-vis du souvenir, de la nostalgie et du passé. Il n’y a pas un élément proprement local que tous ces films auraient en partage. Mais en même temps, ils s’inscrivent dans l’expérience spécifique de Taïwan : l’influence de la culture chinoise, la langue nationale (國語, guoyu) enseignée à l’école, l’histoire et la géographie de la Chine enseignées jusqu’à un certain moment, les rapports avec la Chine, la pluralité des langues parlées à Taïwan, les vestiges de la colonisation japonaise, l’influence de la cinématographie japonaise, une obsession pour les marchés de nuit et la gastronomie, de la convivialité…  Il s’agit, comme le dit Stéphane Corcuff, d’un « laboratoire d’identité ». Il existe aussi une spécificité géographique, avec les montagnes, la présence de la mer, une grande variété naturelle…

On assiste également à Taïwan à une remise en valeur partielle du patrimoine bâti. Cela facilite-t-il la tâche des cinéastes souhaitant inscrire leur récit dans un passé récent ?

A Taïwan, on a fait très longtemps, des années 50 aux années 70, des films sur la Chine impériale que l’on ne pouvait pas tourner en Chine et l’on y revoyait toujours les mêmes décors de studio. Dans les films actuels, il est vrai qu’il y a aussi des décors ou en tout cas des types de décors qui se répètent : les lycées, les petits villages du sud où les personnages s’en vont redécouvrir le travail de leurs ancêtres, perpétuer une tradition culinaire, rejoindre une troupe itinérante, et retrouver des valeurs qu’ils avaient abandonnées.

Au cours des quarante dernières années, Taïwan a changé mais pas de manière aussi dramatique que la Chine populaire. Il reste pour les cinéastes de nombreux endroits où tourner des histoires se passant dans les années 80 ou 90.

Cet engouement pour le rétro n’est-il pas le reflet d’une génération taïwanaise dont les souvenirs et références sont bien plus homogènes que par le passé ?

Taïwan est le seul pays de langue chinoise où l’on vote, où il existe une démocratie, une large liberté artistique. Les élections qui viennent tout juste de se produire le confirment : il existe une nouvelle génération, y compris les trentenaires et quarantenaires qui font ces films, qui réfléchit sur ce passé commun, sur ce plaisir de la nostalgie qui n’est pas forcément rétrograde mais peut être aussi une forme de réflexion sur l’identité actuelle et, pourquoi pas future de Taïwan.

On pourrait dresser des parallèles avec d’autres formes d’expression artistiques, notamment le roman graphique, où des auteurs revisitent les années 80 sous des modes variés, une évocation nostalgique pour Sean Chuang (小莊) et une relecture historique à travers les yeux d’une jeune fille devenant adulte, pour Lin Li-chin (林莉菁)…

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Le deuxième tome de « Mes années 80 » de Sean Chuang.

Tout à fait. J’ai d’ailleurs cité Mes années 80 de Sean Chuang car il m’a semblé absolument pertinent pour mon discours sur la culture visuelle rétro et pour mon analyse de la mémoire collective culturelle. On retrouve l’influence de la bande dessinée dans certaines séquences de David Loman, alors que Sean Chuang parle de Star Wars (film qui n’était pas distribué en Chine). Des éléments de la culture américaine, japonaise, des chansons ou des films d’horreur de Hongkong, Bruce Lee, font ressurgir des souvenirs collectifs. La croissance des individus baigne dans ces références. Il y a ici une perspective taïwanaise très spécifique.

Certains films proposent une vision conservatrice du passé. Mais d’autres formes de nostalgie sont constructives, à l’image de celles proposées par Tsai Ming-liang dans des films comme Goodbye Dragon Inn. Il ne s’agit pas alors de rester ancré dans un passé parce que le futur fait peur ou parce qu’il n’emmène que la tempête, mais parce qu’il y a dans l’expérience passée des richesses à garder pour le futur. Tsai Ming-liang déroule un champ de nostalgie par rapport aux salles de cinéma et à la socialisation collective qu’elles impliquaient.

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Goodbye, Dragon Inn.

A votre avis, cette vague rétro va-t-elle durer ?

Il me semble qu’on assiste à un moment de stagnation du cinéma mondial, et j’ai un peu de mal aujourd’hui à trouver une étincelle artistique et créative. A Taïwan aussi, un certain nombre de formules commencent à s’user. La relève pourrait venir de cinéastes comme Wei Te-sheng (魏德聖) ou Leon Dai (戴立忍), voire de Chung Mong-hong (鍾孟宏) dont les films n’ont pour l’instant que peu de succès mais qui propose des histoires ancrées dans le territoire taïwanais.

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