Après une carrière de diplomate qui l’a notamment conduit à occuper les fonctions de directeur adjoint de l’Institut français de Taipei (IFT), nom alors porté par la représentation de la France à Taiwan en l’absence de relations diplomatiques, Pierre Mallet est aujourd’hui installé à Taipei. Observateur attentif de la scène politique et de la société taïwanaises, il est l’auteur de Lee Teng-hui et la « révolution tranquille » de Taiwan, publié en 2005. Il a également traduit de l’anglais au français deux témoignages d’un intérêt historique crucial : Le goût de la liberté, qui retrace le combat de Peng Ming-min [彭明敏] pour l’indépendance de Taiwan, et Formose trahie, chronique engagée des massacres qui ont suivi l’Incident du 28 février 1947, signée du diplomate américain George Kerr. [Depuis cet entretien, Pierre Mallet a en outre traduit la biographie Chiang Ching-kuo, le fils du Generalissimo]
Lettres de Taïwan : Dans le livre que vous avez consacré avec Ho Kang-mei [何康美] à l’ancien président taïwanais Lee Teng-hui [李登輝], vous vous attachez à remettre les réformes entreprises par ce dernier dans leur contexte historique…
Pierre Mallet : En écrivant ce livre, ma seule ambition, très modeste, était de présenter, aussi clairement et objectivement que possible, les grands traits de la transition démocratique qu’avait connue Taiwan au cours de la période allant de la mort de Chiang Ching-kuo [蔣經國], en janvier 1988, à la fin du deuxième mandat présidentiel de Lee Teng-hui, en mai 2000. Je m’en suis tenu, la plupart du temps, à des faits avérés et vérifiables.
La seule thèse du livre qui peut éventuellement faire l’objet de controverses concerne la personnalité et les objectifs de Lee Teng-hui. Ses adversaires et certains observateurs l’ont souvent présenté comme un politicien machiavélique, taupe au sein du Kuomintang (KMT) dont il aurait gravi les échelons pour mieux imposer une idéologie indépendantiste et anti-chinoise, aux antipodes de la ligne du parti. Ceci me paraît tout à fait contraire à la vérité. Au coeur de mon livre, il y a l’idée que l’on ne peut expliquer rétrospectivement l’action de Lee Teng-hui par ses positions politiques actuelles, et qu’au contraire celle-ci doit être appréhendée étape par étape.
Bien sûr, Lee Teng-hui est taïwanais et son histoire personnelle se confond avec celle de Taiwan. Mais beaucoup ont eu un parcours similaire au sien. Peng Ming-min, par exemple, a lui aussi été éduqué au Japon [avant la rétrocession de Taïwan à la république de Chine] et aurait pu prétendre à une carrière universitaire prestigieuse, mais il a considéré qu’il était de son devoir de combattre pour l’indépendance de Taiwan. Au contraire, Lee Teng-hui n’est pas un révolutionnaire. Il est remarqué par Chiang Ching-kuo qui le nomme ministre sans portefeuille, poste auquel il donne de bons conseils et a de bonnes idées. Chiang Ching-kuo fait ensuite de Lee Teng-hui le maire de Taipei, puis le gouverneur de la province de Taiwan, échelon institutionnel alors doté d’importants budgets, puis enfin vice-président de la République.
Quand Lee Teng-hui déclare être devenu président de la République sans l’avoir voulu, à la suite d’un concours successif de circonstances, je pense qu’il faut prendre cette phrase au pied de la lettre. Il avait certes envie de participer à l’action publique mais, Taiwanais de souche, éduqué par les Japonais et frère d’un soldat de l’armée impériale nippone tué au combat, il avait objectivement peu de chances de se hisser à la tête de l’Etat.
On ne peut donc pas parler selon vous d’un plan préconçu ?
Quand il accède à la présidence de la République, Lee Teng-hui veut mettre fin à l’autocratie des Chiang, démocratiser et taïwaniser la société et la classe politique. Mais ces idées n’ont alors rien d’original. Elles sont partagées jusque dans les rangs du KMT et soutenues par une grande partie de la population. La première étape a consisté à régler la question des fameux sièges gelés [en 1954, il avait été décidé que les députés de l’Assemblée nationale élus en 1947 resteraient en fonction jusqu’à ce que de nouvelles élections puissent se tenir en Chine continentale, contrôlée depuis 1949 par les communistes]. Pour cela, il fallait modifier la Constitution et mettre fin aux Dispositions temporaires applicables pendant la période de la rébellion communiste, c’est-à-dire reconnaître de facto la RPC. Cela relève d’un enchaînement logique et non d’un dessein planifié. La preuve en est que le KMT suit alors Lee Teng-hui.
Ces réformes constitutionnelles ouvrent la voie d’un dialogue nécessaire avec la Chine communiste. Lee Teng-hui essaie de nouer ce dialogue mais se rend compte qu’il est impossible de négocier avec Pékin. C’est à ce moment-là seulement qu’il en tire la conclusion en parlant de « relations spéciales d’Etat à Etat ». Plus tard, son refus de démissionner – il attend d’en être exclu – et la fondation de la TSU (Taiwan Solidarity Union) correspondent à la prise de conscience qu’on ne peut négocier avec les Chinois, qu’il faut être aussi dur qu’ eux. C’est cette thèse d’une évolution progressive de Lee Teng-hui, d’un processus qui impose sa dynamique propre, par opposition à un dessein planifié, qui est la seule originalité du livre.
La démocratisation de la société, l’élection du président de la République et du Yuan législatif au suffrage universel, la quasi-disparition de l’Assemblée nationale, celle de la province, le refus d’accepter comme un a priori l’unité de la Chine, l’exigence de négocier avec Pékin un statut de Taiwan acceptable pour une majorité de Taiwanais, l’affirmation d’une identité taiwanaise spécifique, etc., toutes ces décisions étaient impensables en 1987. Pourtant elles furent prises en leur temps parce qu’elles s’imposèrent logiquement et elles furent soutenues par une très large majorité de la population et, également, par une majorité au sein du KMT lui-même.
Comment avez-vous travaillé ?
Lorsque j’étais en poste à l’IFT, j’étais plus particulièrement chargé de suivre la politique intérieure et l’économie. J’ai donc vécu tous ces événements de très près. J’ai aussi pu rencontrer Lee Teng-hui à deux reprises, en accompagnant des personnalités françaises en visite dans l’île. A ces occasions, Lee Teng-hui s’est révélé très disert. Alors que François-Poncet, ancien secrétaire général de la Présidence de la République et ancien ministre des Affaires étrangères, l’interrogeait sur le destin de Taiwan, Lee Teng-hui, qui venait de publier les Lignes directrices de la réunification nationale [en mars 1991], lui répondit que la réunification aurait lieu, mais pas avant une cinquantaine d’années au moins et pas avant que ses modalités aient été, sans aucun préalable, négociées avec la RPC et approuvées par la population de Taiwan.
Ce livre n’est pas un travail académique, comme tout lecteur peut le constater. Je ne donne aucune référence et presque aucune citation C’est plutôt le travail d’un témoin. Au départ, il s’agissait d’écrire, à la demande du WUFI (World United Formosans for Independence), un article en français à destination du public francophone ne connaissant pas Taiwan. L’article est ensuite devenu un livre, qui aborde les principaux problèmes de la politique taiwanaise au cours de cette période et, notamment, la politique intérieure, l’économie, ainsi que les relations de Taiwan avec la Chine et les Etats-Unis.
Dans mes fonctions à L’IFT, j’ai été évidemment amené à beaucoup écrire sur Taiwan. C’est donc essentiellement en reprenant ces notes, complétés par des lectures et des conversations avec des amis taiwanais, dont, bien sûr, et au premier chef, Ho Kang-mei, que j’ai rassemblé la matière de l’ouvrage.
Plus tard, vous avez traduit deux ouvrages publiés par René Viénet, des témoignages également…
J’ai rencontré René Viénet à l’automne 1971, à Singapour, où j’étais conseiller culturel auprès de notre ambassade. Nous sommes depuis restés amis. J’avais rencontré Peng Ming-min et lu son livre. A la demande de René Viénet, je m’y suis replongé et je dois dire que je partage la plupart des thèses de l’auteur. Peng Ming-min était très lié à George Kerr. Il lui doit d’ailleurs beaucoup sur le plan de la mise en forme de son témoignage. L’étape suivante était donc naturellement de traduire le témoignage de Kerr, qui est plus partial que celui de Peng mais aussi beaucoup plus complet et détaillé.
Si vous deviez conseiller un livre sur Taiwan, lequel serait-ce ?
Je recommande toujours Le goût de la liberté de Peng Ming-min. Ce livre vaut à la fois par l’étendue de la période couverte et par la finesse de l’analyse. C’est en même temps une histoire personnelle extrêmement intéressante qui donne un côté romanesque à l’ouvrage et en rend la lecture particulièrement agréable.
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